Les méandres de la mémoire

Mon grand-père paternel est né en Argentine et donc, bien que pur bleu-blanc-belge, il était Argentin. Ce qui lui créa des difficultés pour s’enrôler dans l’armée en 14, il était « étranger ».

Son fils unique, mon Papounet, est né en Uruguay – Tiago Juan Alberto – et était Uruguayen. Mais il a opté pour la nationalité belge par la suite.

Mon arrière-grand-mère Louise était Mamita pour ses enfants et chez eux, de retour en Belgique on buvait du maté quand on en avait, on cuisinait le dulce de leche et, drillés par l’expérience des revoluciones de mon arrière-grand-père Servais et son beau-frère Adolphe (le bel Adolphe), on avait toujours des vivres pour résister trois semaines à la maison. À sa mort Papounet avait assez de briques de soupe au potiron que pour faire une Potiron Party avec tout le voisinage.

J’ai ainsi grandi avec des souvenirs qui n’étaient pas les miens, et ont imprégné ma personnalité. Car Lovely Brunette adorait tout ça aussi, ça amenait dans sa vie verviétoise mariachis, tequila, ay ay ay et asados sur fond de vastes étendues odorant de sauge et sel marin et se terminant en montagnes. Nous avions une collection de 78 tours que nous écoutions religieusement au salon, et je connaissais toutes les intonations des ay ay ayay, que Lovely Brunette m’avait expliqués être dus au fait que les chanteurs avaient mal aux dents. C’était logique et j’y ai donc cru pendant un moment.

En pension à Bruxelles, j’ai tout de suite fait amitié avec un groupe de Sud-Américaines qui m’avaient fait le grand honneur de douter du fait que je sois Belge. Noooo, tou n’a pas lé genré belge. Une vraie reconnaissance. Lupita, Isabel et j’ai oublié le nom des autres. Une était fiancée, et une fois que j’ai vu la photo du fiancé, j’ai frémi : elle avait une chance inouïe d’avoir un magnifique pur Indien comme promis, un jeune homme élancé aux pommettes d’Inca, avec des bottes de gaucho et un chapeau noir du plus grand chic. Elle lui écrivait toutes les semaines et il répondait, l’appelant aussi une fois par mois. Je trouvais ça romantique et torride, or elle était plutôt mitigée, disant n’avoir aucune hâte à se marier car selon sa mère et sa grand-mère, les fiançailles étaient le plus beau moment de la vie, les fiancés étant empressés et amoureux comme il se devait et les époux distraits, occupés ailleurs, parfois autoritaires et infidèles aussi comme ça arrivait. Donc elle faisait durer cet état de grâce aussi longtemps que possible. Quant à Lupita, elle voulait maigrir pour trouver un bon mari et portait des sudisettes qui la faisait s’évanouir et transpirer comme un cochon à la broche. Mais il fallait souffrir pour se marier. Ensemble nous écoutions des disques sud-américains, je me souviens de Noches Carnaval de Bolivia, qui semblait plein de passions contrariées et de joies top-secrètes.

Depuis que la manie du maté a atteint la Belgique, j’ai acheté la calebasse, la bombilla et le maté, et nous nous désintoxiquons (il paraît) au maté. En tout cas on aime ça. Et le chimichurri est la meilleure marinade du monde, je vous l’affirme. Quant aux vidéos de danses gauchos… c’est un enchantement !

Finalement, tout comme nous ressentons personnellement les drames de nos ancêtres – le grand-père mort d’un coup de baïonnette à 23 ans, l’arrière-grand-mère violée par un ennemi quelconque, l’ancêtre pendu haut et court, les aïeux ruinés par l’homme d’affaires véreux… – on peut très bien ressentir aussi leurs plaisirs et émerveillements.

Ma grand-mère a tant aimé bercer les petits agneaux de Punta del Este dans ses bras que je sens son plaisir et leur odeur forte, même si elle a eu la triste idée de mourir avant même que mes parents se rencontrent. Je sais que quand son époux mon grand-père devait s’absenter quelques jours elle allait loger chez le parrain de Papounet et son épouse Maria – qui lui avait appris à faire le dulce de leche – , car il aurait été dangereux de rester seule. Quel effet cela lui faisait-il de vivre dans un pays dangereux et poussiéreux, de voir partir son mari à cheval dans la pampa avec ses provisions et sa bonne humeur ? Une nuit d’ailleurs il s’est perdu, et a été recueilli par un Indien qui lui a même donné son lit et l’a salué de la main au petit matin après l’avoir accompagné à la croisée des chemins. Et Louise, dont la fille Germaine se souvenait encore, bien vieille en Belgique, avoir entendu que l’on égorgeait un homme devant la porte d’entrée lors d’une des nombreuses revoluciones, avait-elle peur, le disait-elle, le montrait-elle ? En parlait-elle ? Son mari à elle, le distingué Servais à la barbe sombre et bien taillée, était si rapide qu’on le surnommait Cortaviento. Et son frère Adolphe, bien beau lui aussi, enterré là-bas avec ses secrets car si tout le monde savait qu’on ne devait pas en parler, tout le monde savait qu’il y avait à dire. On parle de certains d’entre eux dans un livre, En los deltas de la memoria : En este libro En los deltas de la memoria historiadores argentinos y belgas examinan estas conexiones en todas sus facetas económicas, políticas y culturales, valorándolas en su cohesión social y su contexto atlántico como en lo individual y singular. Confrontando puntos de vista de ambos lados, es tanto una síntesis provisoria como un inventario de cuestiones y temas abiertos.

Hacia 1895 Servais Lonhienne de Jaer y Adolphe de Jaer representaban allí los intereses de su ciudad natal.

Adolphe, Alfred, Servais… ils ont vraiment existé, ils ont vraiment laissé dans nos mémoires des choses non vécues et pourtant si familières…

17 réflexions sur “Les méandres de la mémoire

  1. claudecolson dit :

    C’est un privilège de se retourner sur les bonnes choses et les moins bonnes vers le soir de sa vie. 🙂

  2. Adrienne dit :

    c’est tout à fait ça, si on a beaucoup écouté les histoires des grands-parents, des grands-oncles et de leurs aïeux, on en est « imprégné », on le porte en nous, on est des livres de souvenirs familiaux 🙂

  3. Jean-François Foulon dit :

    On se souvient ainsi de choses qu’on n’a pas vécues personnellement.

  4. Luc Degrande dit :

    J’ai beaucoup aimé ce texte. Je ne peux m’empêcher de te dire mon amour pour la langue espagnole (ma première copine habitait dans la banlieue de Bilbao, et j’ai assimilé sa langue (idiome) à une vitesse folle. L’amour de cette langue est passée chez un de mes fils, François, qui est docteur en espagnol, est romancier, guitariste et compositeur. Il chante régulièrement avec son beau-frère, pianiste de talent, ils ont écrit un spectacle intitulé « ode à bacchus », qui est un hymne à la fiesta, au vin, et à la bière, si un jour tu as l’occasion de les voir, je pense que tu vas adorer. François a écrit aussi « Foudre en cavale », « Trois fantômes biodégradables », et un roman qui marche plutôt bien, publié chez M.E.O. et intitulé « L’ombre d’une racine » et qui était en lice pour le prix du premier roman. Dans ses chansons, il y en a une intitulée « Le rancho ». J’oubliais de dire : après son master en romanes, il est parti vivre un an en Argentine. Tout ce que tu écris ici me fait penser à son univers. Voilà un peu ce que je voulais te partager en te redisant combien j’ai aimé lire ce que tu écris car cela évoque beaucoup de choses pour moi. Merci !

    • Ma réponse a disparu (grrrr 🙂 ). Je voulais te féliciter pour avoir si bien contaminé ton fils avec les charmes de la langue espagnole, et même l’Argentine… Rien à faire, ces régions sont pleines d’aventure à nos yeux, mon papounet a tenté d’y retourner peu après ma naissance pour acheter une tannerie, mais le potentiel vendeur a été retrouvé assassiné dans sa voiture car il était un tantinet louche. « C’est l’Amérique du sud », commenta-t-il … Bravo à ton fils pour cette générosité artistique toute imprégnée de ces saveurs un peu sauvages et si parlantes…

  5. Oui, les histoires que l’on m’a racontées m’imprègnent comme toi. Du côté maternel il y avait les charbonniers et du côté paternel les paysans. Certains échappaient à leur condition, en devenant prêtre ou soldat. C’est très stendhalien en fait. Ma grand-mère me parlait de la vie d’autrefois, elle avait connu deux guerres mondiales, deux crises économiques majeurs et une pandémie qui lui avait enlevé un de ses enfants (mon oncle, le petit Jean). Les histoires de loups, l’hiver de neige, le brouillard qui durait des semaines dans la vallée humide et froide, tout cela m’a imprégné avec l’envie de transmettre et de raconter ! 😉

  6. AlainX dit :

    Quel foisonnement de souvenirs en tout genre ! De quoi écrire une saga à épisodes qui pourrait alimenter la TV pendant des années ! Et en plus ce serait tout le temps passionnant !
    J’ai quelques supers souvenirs de dialogues avec des sud-américains à l’occasion de rencontres internationales. C’était toujours haut en couleurs !

  7. Colo dit :

    Ah tu bois du maté, super. Tous les Argentins, même ici depuis longtemps, en boivent à longueur de journée, je crois que ça leur donne un coup de peps aussi. Meilleur pour l’estomac que le café, aucun doute!

    Tu as raison, on est tout ça, et ce mélange de tant de nous fait de nous des personnes un peu différentes, si riches en tout.

    Merci pour ce texte.

    • On avait peur de ne pas aimer le maté, car tout le monde disait que c’est tellement amer. Eh bien nous on adore, et dans la calebasse ça prend un goût d’herbe, de terre, c’est magnifique !!!

  8. Angedra dit :

    Quel plaisir de lire le roman de ta famille !!

    La mienne n a pas un parcours aussi riche en aventures et voyages mais moi aussi je suis très attachée aux souvenirs.
    J ai ainsi dans quelques articles de blog « si je vous racontais » des souvenirs de mes grands-parents.
    une véritable richesse qui nous nourrit encore aujourd’hui.
    Tu as le talent de nous entraîner à ta suite sur les traces assez extraordinaires de tes aïeux. On en redemande 😉

    • Merci Angedra. Oui c’est sans doute une chance d’avoir une famille qui ne tenait pas en place, mais qui revenait au point de départ pour la plupart. Dans ma génération, mon frère ne quittera plus la Thaïlande où il a fait souche, et ma soeur se partage entre la Suède où vivent ses filles – pour le moment… – et l’Afrique du Sud, pays de son mari. Donc ils étaient cinq, deux ne revinrent pas 😀

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