Dans une autre vie, on le sait peut-être, j’ai eu la charge (lourde, lourde !) d’une imprimerie-copisterie. Dans une petite ville américaine sans relief, plutôt pauvre et dénuée de grâces si ce n’était pour « The green », un espace vert d’une beauté époustouflante où les cerisiers en fleurs tremblaient de tous leurs parfums et couleurs délicates aux premiers jours de printemps. Au bout de cette succession d’arbres scintillants au soleil d’avril sur une prairie lisse comme un jeté de soie verte, une belle église de style « greek revival » (1797) dont le clocher, vu depuis la colline de Montclair, surgissant au-dessus des arbres en bas de la large descente, suggérait pendant quelques mètres une vue de montagne autrichienne ou suisse. Et puis il y avait « The historic district », la partie ancienne de la ville, datant d’un temps où elle était parcourue de gens en calèches s’arrêtant devant de vieilles demeures victoriennes pour y être accueillis par de souriants et attentifs « gens de maison ». Il en subsistait une qui datait de la guerre de sécession.
D’autres maisons de dimensions plus modestes mais délicieusement américaines rythmaient les avenues : belles terrasses de bois à l’entrée, fenêtres à guillotine, colonnes trapues, cheminées de brique appuyées sur la façade de cèdre, et toujours ces pelouses libres de haies où des arbres majestueux faisaient l’ombre et la joie des geais et écureuils.
Hélàs, trente fois hélàs (ne soyons pas chiches…), cette ère s’en était allée en emportant ses charmes et ses riches, n’abandonnant en ville que ces deux bastions de douceur et d’autrefois. Tout le reste avait disparu au profit de deux tristes rues principales bordées de magasins aussi disgracieux que des entrepôts et que pourtant, à ma grande horreur, on avait trouvées dignes de figurer sur la seule carte postale des lieux. On avait même le culot de qualifier les magasins de « fine stores ».
J’y habitais – dans ce bel historic district – un appartement que j’adorais dans un immeuble des années ‘30, avec de larges appuis de fenêtres (inexistants dans les constructions récentes), des parquets de bois clair, des cache-radiateurs plutôt amusants et une porte d’entrée à laquelle je déclarais mon amour à chaque regard. Je quittais ce chez moi dont j’aimais tout, même l’escalier d’incendie qui serpentait le long du mur latéral devant toutes les cuisines et qui me rappelait les films en noir et blanc où les habitants d’immeubles populaires à New York installaient leurs matelas sur ces escaliers d’incendie lors des nuits de canicule. Et ils papotaient jusque tard dans la nuit, attendant que l’épuisement prenne le dessus sur la sueur et qu’ils s’endorment enfin… L’immeuble était entouré d’une belle pelouse émeraude et elle aussi habitée par des cerisiers et arbres de Judée.
Trois étages seulement, de larges escaliers recouverts de tapis rouge. Et des légendes de fantômes : en face de mon appartement il y en avait un qui, on ne sait comment, rendait les locataires si agités que personne n’y habitait jamais plus de 6 mois, et tous les couples s’y séparaient. Juste au-dessus mon amie d’immeuble Sheryl affirmait qu’un vieux monsieur lisait son journal dans son living. Elle l’entendait tourner les pages et sa sœur l’avait vu. Comme cet aimable fantôme ne faisait que lire les nouvelles- ou l’écho de la bourse ? – sans faire de commentaires ou autres ennuis, ce n’était pas bien encombrant. Ceci dit, un jour Sheryl en a eu assez et lui a dit que dorénavant, c’était SA maison et qu’il devait partir. Il est parti ! Un fantôme bien élevé.
La cave, gigantesque, avec les compteurs et petits boxes constamment pillés et forcés. Le concierge – l’horrible Milo – s’était aussi installé un atelier hors-la-loi qu’il alimentait avec de l’électricité volée aux locataires. Aucun compteur ne se limitait à enregistrer que les consommations de l’appartement qu’il était supposé éclairer, et personne n’y comprenait plus rien tant on avait trafiqué depuis les années ’30 et des successions de Milo. Des fils s’enchevêtraient furieusement partout et les réclamations à PS&G – la société du gaz et électricité – étaient reçues avec une mauvaise foi crasse car personne ne voulait se charger de désencheveler cet écheveau terrifiant d’une part, et encore moins de rembourser tous les locataires floués. Et notre affreux « building manager » – le concierge – Milo, je ne m’entendais pas du tout avec lui, faut-il le dire. Milo qui d’ailleurs s’en alla un jour entre quatre policiers, emmenotté, sa pauvre femme enceinte et couvertes de bleus le suivant en larmes. Milo était Serbe, beau et cogneur, et avait fait un mariage « green card ».
Dans cette grande cave il y avait aussi Jake, un chat magnifique qui griffait tout le monde sauf moi qu’il adorait avec un sans-gêne déconcertant, et les machines à laver et séchoirs à jetons. Si grandes, les machines, qu’on aurait lavé un troupeau de moutons sans devoir forcer. On y rencontrait d’autres locataires, dont un étrange type qui venait de l’immeuble voisin et qui, on ne sait comment, avait une clé pour le nôtre parce qu’il aimait mieux la cave… Tiens tiens, on avait justement un peeping tom (un voyeur) et ma voisine du haut et moi avions mis au point des plans machiavéliques pour le prendre sur le fait – coups au plafond ou au sol, et l’avertie devait se ruer devant le petit espion de la porte pour le voir passer -, mais le gars semblait voler dans les escaliers dès qu’on s’approchait de la porte. On avait juste pu, en se couchant au sol, voir sous le rai de sa porte qu’il portait des Nike blanches… mais ce n’était pas vraiment rare !
Et donc, même dans un immeuble cossu et au cachet des années prospères, bien des aventures pouvaient prendre naissance.
Lorsque je quittais chaque matin ce monde bien particulier qui était le mien alors, il ne me fallait pas marcher longtemps pour arriver dans la partie « moderne » de la ville où semblaient se faire concurrence les magasins où tout ne coûtait qu’1 dollar, les « nails salons » pour les femmes qui aimaient les ongles de la taille de porte-avions, les « African hair braiding » devant lesquels on retrouvait souvent des cheveux arrachés lors de bagarres entre femmes pour un freluquet paresseux et très flatté de ces attentions bruyantes. Il y avait aussi un fast food peu attirant mais où j’adorais pourtant acheter le Chicken quesadilla, et je ne m’en privais pas. Et les Go go bars, avec ses « danseuses exotiques », une hémorragie de jeunes Russes.
Et, juste en face de l’imprimerie, une école de coiffure où j’allais me faire massacrer la chevelure de temps à autre. Mais cette expérience indispensable ne pouvait manquer à mon palmarès car c’était une école de coiffure pour… noirs ! Des étudiantes rondes et riant aux éclats y arrivaient le matin avec leur cache-poussière de nylon blanc et un sac d’où dépassait une tête – blanche – remplie de rouleaux ou si décoiffée qu’on aurait dit celle de Méduse. Quand j’allais là, j’étais souvent la seule blanche et j’avais tout le temps d’admirer comment on attachait des extensions, couvrait les mèches de gelée verte ou rose, tressait des mètres de cheveux qui de frisés devenaient des cordelettes perlées, faisait des pièces montées étranges. Les élèves chantaient oh babyyyyy, love me truuuuuue, en remuant tout ce qui pouvait bouger, et ça faisait du mouvement, ce tout ! Le professeur ressemblait à un gorille en tablier bleu, un gorille souriant devrais-je dire car il était charmant, et il arrivait qu’on m’abandonne la tête dans un bac à shampoing pour répondre à des questions de classe, ce qui se faisait bien entendu avec une diction embrumée par le mâchonnement d’un chewing gum.
Non, ce ne furent pas de belles années, pour bien des raisons. Mais ça ne veut pas dire que je n’y trouvais pas matière à sourire et plaisir puisqu’heureusement c’est ma nature. Et ces aspects-là… je m’en souviens avec plaisir.
Quel plaisir de te lire. Quelle joie de vivre en toutes circonstances !
Je t’adore… 😉
Bises
🙂 Merci! Mais il y avait bien des belles et amusantes choses en cette période plutôt triste par ailleurs. Et difficile (beaucoup, beaucoup trop de travail!)
Quelle bonne et belle nature vous avez, c’est toujours sous l’angle amusant et pittoresque que vous décrivez la vie, la vôtre et celle de vos proches, d’une plume alerte et malicieuse qui rend vos textes succulents !
Merci Armelle. Je ne peux m’empêcher, en effet, de retenir un certain aspect des choses, non pas que j’oublie le négatif mais comme on en a déjà souffert alors, un « back in time » n’est pas vraiment profitable 😉
Tu auras des bons et des mauvais souvenirs,mais tu garderas les trés bons moments dans coeur 🙂 bien bel écrit,comme toujours ma belle.Bon vendredi et gros bisous.
Prenons-le comme ça: les bons consolent des mauvais, et les mauvais construisent la vie. Donc tout est utile! Merci de ta visite gentille Mimi!
Coucou Edmée !
Toi aussi tu sais trouver la moindre petite chose pour rendre le présent vivable : une belle porte, quelques vestiges d’un riche passé, un peu de verdure, tout ce qui accroche l’oeil et occulte les horreurs ! Et un chez soi que l’on arrive à arranger pour s’y sentir bien, envers et contre tous…
Très agréable récit qui me ramène au temps où je découvrais la blogosphère !
Gros bisous chère Edmée et bon après-midi !
Florence
Merci Florence pour ta visite et ton appréciation. C’est vrai que rien n’est jamais noir de noir. IL est parfois difficile d’entrevoir la lumière et encore plus de la fixer, mais ce serait ingrat de ne pas le faire. La vie ne fait pas que nous maltraiter!
Gros bisous à toi aussi chère Florence et bonne après-midi!
tu sais partager
faire vivre et revivre des moments bons ou moins bons
mais toujours avec une précision que j’aime
toujours plaisir de te lire
mes enfants vivent en amérique
près de LA
j’aime ces petites villes comme celle dont tu parles !
merci pour toujours cette objectivité que tu as
Ces petites villes qui, vues dans les films, nous paraissaient un artifice de cinéma. Eh bien non! Pas même les gros flics idiots qui se goinfrent de doughnuts et sont d’une mauvaise foi crasse! 🙂
Merci Edmée pour ce voyage, j’y étais et bon dieu le fantôme je l’ai rencontré à l’autre bout de la ville dans un immeuble où j’avais étalé une paillasse. Je n’avais rien trouvé d’autre et je ne me souvenais plus de ton adresse. C’était un vieux bonhomme mais ensemble on a bien rit. Qu’est-ce qu’on a rit!
🙂 Ma pauvre, si seulement j’avais su! Je t’aurais même offert des extensions avec des perles …
Il y a l’histoire bien sûr. Et la manière de raconter. 🙂
🙂
J’ai souvent l’impression que tu as connu plusieurs vies. As-tu la nostalgie du New Jersey? Bon week-end Edmée.
Je n’ai pas de nostalgie, non. Mais il y a de belles images qui me restent.
Bon week-end!
Ah le souvenir des cerisiers…. 😉
J’aimerai toujours le temps des cerises
Et le souvenir que je garde au cœur.
Bizzzz
JMB
Cerisier rose et pommier blannnnnnnc 🙂
Tu as vécu combien de vies, Edmée?
Ben, même les chats ont le droit à neuf vies, alors pourquoi pas moi? 🙂
les vestiges du passé et leurs souvenirs sont chez toi et dans ton style d’écriture d’une élégance inimitable
! Voici une appréciation qui fait certainement plaisir! Merci…
On a l’impression d’être à Trenton, NJ, cette ville transit sinistre pour les pressés intellos qui disparaissent vers Princeton. Le passé est-il toujours souriant? On en retire toujours quelque chose de positif, mais sur le moment…
Je crois que toutes les villes du NJ sont aussi sinistres, sauf peut-être Hoboken, Saddle Brook, Princeton… Le reste est ignoble!
Quand le passé était le présent, je pense que ce qui m’a sauvée c’est mon « sens de l’observation » qui me faisait voir les choses comiques ou belles. Mais je voyais aussi tout le reste (et ça prenait plus de place!).
Merci de ce voyage si agréablement fait en ta compagnie!
Merci de m’avoir accompagnée!
On dirait même, pour rebondir sur ta dernière phrase, que tu n’as laissé filtrer que les bons souvenirs a travers le prisme de la mémoire. Aussi tes descriptions ont un argument inimitable qui ne saurait s’apparenter a de la nostalgie. Plutôt le sentiment, que j’éprouve souvent, de donner une sorte de légitimité a certains pans de notre vie, disant: je n’ai pas passé toutes ces années la-bas pour rien, elles m’ont apporté quelque chose. Et c’est vrai que les petits détails que tu cites donnent envie! Et puis tu as choisi des photos souriantes. C’est ce qu’en art on appelle un parti pris. Et c’est ce que, personnellement , j’adore chez toi.
Merci Célestine! Heureux et heureuses sont les adeptes du parti pris car il y a toujours de la lumière chez eux, même quand elle n’est qu’une flamme moribonde. Un rire dans l’air et la voilà qui repart…
J’adore ta façon de raconter, la maison sur la première photo est ravissante.
Comme moi tu as pris le parti de toujours voir le bon côté des choses 🙂
Bon week-end !
Bon week-end chère Folle 🙂 Oui, nous avons toujours une paire de lunettes roses à disposition. Nous pleurons comme tout le monde mais ne restons pas en larmes quand la douleur est passée!
Et vive les folles!
Bon week-end!
Je vois que tu as déjà lu mon post » La folle » sur mon blog !
Vive les folles 🙂
La vie sans un zeste de folie est un long ennui pré-mortem! 🙂
Ton texte a la saveur d’un documentaire américain underground qui aurait été tourné dans les années 70. Ah si tu avais filmé tout cela ! J’adore.
Et c’était l’Amérique underground de 1997! Ha ha ha! C’est vrai que si j’avais pu filmer… on se délecterait!
Intéressant et amusant à la fois ! Du vécu, comme dit Carine-Laure, ce qui en fait évidemment tout le charme…
Merci pour cette parenthèse américaine !
Merci! Eh oui, c’était dans une autre vie… on récolte un peu dans chaque vie!
J’ai vécu moi aussi une « autre vie » lorsque j’habitais en Allemagne, tellement différente de celle d’aujourd’hui que j’ai parfois l’impression que je n’ai fait que rêver cette période de mon existence ! Merci pour ce nouveau témoignage de ton passé si bien retranscrit, Edmée.
C’est vrai que vivre dans une autre langue et un autre pays, c’est une autre vie!
Merci Nadine!
Même si ce ne sont pas de belles années, tu en parles avec le sourire aux lèvres et, me semble-t-il, un peu de nostalgie..car il y eut quand même de bons moments..et l’on te suit avec plaisir
Non, il n’y a pas de nostalgie. Juste un plaisir d’y avoir eu de bonnes choses et l’amusement envers d’autres!
Bon dimanche Edmée.
Bon dimanche! On disait bien Noël au balcon et Pâques aux tisons, on dirait qu’on va donner raison au dicton 🙂
Je t’ai lue avec délectation…ces souvenirs que le temps ont transformés et qui restent (ou deviennent) drôles avec le temps!
Folies un jour, folies toujours! (je viens de chez Marcelle!)
Bonne semaine Edmée.
hum…que le temps a transformés of course!
Voilà ce qui arrive quand on revient de chez Marcelle: on est saisies d’un vent de folie sur ses jonquilles 😉
J’aurais aimé habiter ce genre de maison. C’est peut-être grâce à la maison, justement, et aux cerisiers, que vous avez gardé le meilleur et laissé tomber le mauvais.
Merci pour ce joli texte. Bonne journée.
Ca a certainement aidé…:-)
Bonne journée aussi… soleil ici – pour l’heure!
J’avais des mails en retard… Quel plaisir de te lire, Edmée. Je vais décidément me procurer l’un ou l’autre de tes romans pour mieux appréhender encore tes univers.
On est toujours un peu en retard de quelque chose, moi aussi!
toujours un réel plaisir de te lire, on vit vraiment ces moments avec toi merci
❤