Poupées matriochkas…

Je fus un bébé souriant, ça c’est certain. Ma mère s’en souvenait avec étonnement à l’âge de mon adolescence, âge furieux, contestataire, brisée que j’étais par l’amour d’elle et le besoin de m’en différencier. Le bébé rieur qui jouait aimablement avec ses doigts de pieds et souriait de ses gencives nues était la toute petite matriochka, de la taille d’un dé à coudre, enfermée dans celle, un peu plus grande, d’une petite fille très aisément contente aussi, qui embrassait le chien sur la bouche, parlait aux mouches (toujours la même pensait-elle, aussi la mouche s’appelait-elle Suzette, ce qui était aussi le nom de « la » poule éternelle, car lorsque Suzette – méconnaissable – avait fini alanguie sur un plateau ovale sous forme de poule au riz, ma mère me faisait remarquer comme elle avait pris un coup de jeune alors qu’elle courrait à grandes enjambées militaires dans le poulailler…), adorait les chants d’église et sa poupée « princesse Paola » qui avait, heureuse poupée, un tailleur de voyage de noces et une robe de mariée.

Matriochka

La matriochka suivante est assez bien plus grande car elle contient beaucoup d’années. Ses joues sont moins rouges et son regard quelque peu perdu. Sa bouche est horizontale et ses sourcils sont soucieux. Plusieurs années ont ainsi passé en morosité, isolement, otites, aphtes, pleurnichailleries incessantes, attachements exclusifs aux rares personnes à qui elle s’attachait. Mais oui, il faut s’habituer au divorce des parents. On y arrive, mais ça prend quelques années de travail et de non-amabilité. Même l’adolescente et la pré- jeune fille y sont, dans cette matriochka, le même déni – et donc une fausse bonne humeur bravement affichée qui n’avait aucun pouvoir sur les aphtes, les maux d’estomac, angines, laryngites et autres maux exprimant ces mots étouffés. L’adolescente pourtant ne s’attache plus, et est insaisissable. Et pendant cette relative solitude, elle a découvert ce qui faisait de son temps un doux apprentissage : elle lit avidement, elle fabrique de petites poupées japonaises ou d’époques variées qu’elle habille avec des chutes de tissus, elle coud, elle brode, elle écrit, elle se promène…

En grandissant pourtant, les matriochkas se font plus colorées, leur regard retrouve un peu de la confiance du bébé. Et acquiert celui, malgré tout, de la femme car bon… la vie suit sa courbe ! Elles sourient, elles ont des tabliers fleuris et des jeans, et se sentent bien. Presque toujours. Elles entrent en zone de paix, elles apprennent à ne regretter ce qui fut ou ne fut pas, parce qu’on ne peut savoir si ça aurait vraiment été mieux, n’est-ce pas ? C’est une voie trop facile pour « en vouloir au mauvais sort » que celle-là. Et ce qui est trop facile ne nous apprend rien. Ce sont des matriochkas sans peur, qui prennent des coups mais savent que ce ne sont que des coups, et qu’elles pourront toujours prendre soin d’elles. Elles chantent souvent…

La matriochka du moment chante encore plus souvent, et rit, et parle à toutes les autres contenues dans sa mémoire. Elle a deux paniers, un d’amour à donner et un d’amour à recevoir. Pas un donnant-donnant, ni un échange, mais juste une alternance sans règle ni obligation qui se fait au rythme de son cœur.

41 réflexions sur “Poupées matriochkas…

  1. Le rônin dit :

    Je me souviens de ces poupées : ma petite sœur en avait une quand nous étions gamins…
    Déjà je lui disais qu’elle jouait avec son destin et elle de me demandait ce que cela voulait dire ? Je lui disais avec mes mots que ces poupées étaient les générations de filles à venir : la plus grande était une maman qui enfantait une fille, qui elle aussi enfantait une fille, qui elle aussi… C’était triste et sexiste. Ma sœur répliquait en boudant que c’était juste des poupées…
    Belle journée sous le soleil automnal.

    • Edmée dit :

      Je trouve plutôt que c’était joli… ça donnait un sens de continuité. Mais pour un enfant c’est irréel je suppose … et donc elle boudait, la pauvre petite 😀

  2. Angedra dit :

    Je n’ai pas connu ces poupées lorsque j’étais enfant, je n’en ai vu que bien des années plus tard lorsque j’étais déjà adulte.
    Mon enfance a été bien moins chamboulée que la tienne question familiale. Nous étions une famille avec des parents unies qui nous donnaient une belle vision de la vie.Je n’es donc pas connu ce long et pénible travail pour « absorber » un divorce des parents.
    Par contre côté histoire de mon pays, cela a été très chaotique, meurtrier, dangereux et oppressant. C’est donc plus de ce côté là que j’ai connu des années d’apprentissage … réfréner mes peurs, mes angoisses, apprendre à vivre comme si… Mais même si j’avais ma propre solitude pour affronter tout cela, j’ai toujours été au sein de ma famille qui traversait cela avec moi.
    Je n’ai donc pas connu les Matriochkas mais j’aime ta façon de choisir ce symbole pour nous faire découvrir « ta » propre collection jusqu’à celle d’aujourd’hui qui me paraît très belle et souriante.
    Belle réussite cette série de Matriochkas !

    • Edmée dit :

      Merci Angedra… c’est un peu une façon de découper ma vie en chapitres, ou de mettre en évidence les vies successives mais qui se contiennent toutes l’une l’autre…

      Quant à toi, heureusement que tu as eu une famille unie pour affronter les peurs qu’il te serait donné de rencontrer, ou tout au moins pour te soutenir quand c’était trop dur.

  3. Armelle dit :

    J’aime beaucoup ces poupées qui s’emboîtent les unes dans les autres. J’en ai rapportées de Russie et il est vrai que votre comparaison avec nos « moi » successifs est très juste et signifiante. Nous avons des époques de vie et des approches personnelles différentes les unes des autres mais qui conservent heureusement une unité de mémoire, notre lien absolu et constitutif.

  4. amandine dit :

    ma grand-mère en avait toute une collection mais je ne sais ce qu’elle est devenue………..

  5. Sylviane dit :

    Magnifique ! J’aime bien cette idée de matriochkas, ça ressemble beaucoup à ce que je ressens au fond de moi …

  6. Lauriza dit :

    Je viens juste de rentrer de Pologne et qu’ai-je offert à ma petite fille des matriochkas, poupées avec lesquelles elle joue quand elle vient à la maison car j’en ai une série ramenée de Roumanie. Belle représentation que vous nous contez là.

  7. Encore un bel article très émouvant. Bravo à la dernière matriochka qui réussit à chanter à la vie.

  8. colo dit :

    J’aime beaucoup ton parallèle avec ces poupées qui ont quelque chose de magique pour les enfants mais pas que…!
    Un continuité à travers les changements, rires et chants qui apparaissent-disparaissent…et toujours l’amour. Je ne verrai plus mes matriochkas, « chipotées » par tous les enfants qu’en pensant à tes mots, à toi!

    • Edmée dit :

      C’est une gentille chose à me dire, Colo! Mais c’est un peu vrai, n’est-ce pas, cette accumulation de matriochkas qui prennent notre nouvelle forme mais se contiennent toutes…

  9. Belle image des étapes de l’enfant vers l’adulte vieillissant !

  10. Emma,
    De nouveau on ne peut que se retrouver dans ce texte. J’ai toujours aimé ces petites poupées. Elles sont belles et colorées. Elles me font rêver. J’aime beaucoup la manière dont tu abordes les tranches de vie. Ce sont des textes qu’on oublie pas. Bravo.
    Nicole

  11. Edmée dit :

    Merci Nicole… Aurais-tu lu « de l’autre côté de la rivière, Sibylla? » par hasard? Si oui tu sais pourquoi je te le demande 🙂

    • Non Edmée et je sens à te lire que je devrais ! Je vais combler ce manque sans attendre … une fois lu je comprendrai …
      Amitiés.
      Nicole

      • Edmée dit :

        Je disais ça simplement parce que tu m’as appelée « Emma » qui est le nom de l’héroïne et a des points communs avec moi (pas tous 🙂 )

      • Et bien Edmée, je ne le savais pas du tout ! Je suis totalement étonnée, ça confirme simplement ce qui m’arrive souvent. Mon intuition me rattrape souvent ! Une raison de plus pour me lancer dans la lecture …
        Amitiés,
        Nicole

  12. Philippe D dit :

    Elles sont très solides, ces poupées de bois, malgré les coups qu’elles reçoivent, de temps en temps, sur la tête.
    Bonne semaine.

  13. J’ai reçu ces poupées en cadeau. Des ami qui revenaient de l’ex-Yougoslavie. Oh, il y a une trentaine d’années. Des couleurs très vives, des visages souriants. J’ai trouvé ça magique Et tu sais quoi? Je n’ai pas pensé un seul instant à la maternité…

    • Edmée dit :

      Moi non plus je dois dire, mais c’est aussi une façon de les voir… ça me faisait penser à la vache qui rit, tu sais, avec sa boucle d’oreille en forme de boite qui représentait une autre vache avec une boucle d’oreille etc… 🙂

  14. Pâques dit :

    Souvent j’ai l’impression d’être une matriochka et de ne révéler que certaines facettes de moi-même, j’aime garder une part de mystère et surprendre …
    Je suis joueuse !!!

    • Edmée dit :

      J’ai ce soupçon depuis un bout de temps 🙂

      • Nicole De Bodt dit :

        Bonjour Edmée, Je pense qu’avec le temps on se connait davantage et c’est une bonne chose. Moi, personnellement, ma démarche semble être différente. J’ai longtemps gardé une part de mystère, plus pour me protéger que par jeu. Je ne suis pas trop joueuse. Maintenant, me lâcher est devenu une nécessité. Je pense que c’est la peinture qui m’apprend cela. Les personnes qui m’épaulent, doivent sans cesse, me le rappeler. Je ne donne le meilleur que quand je me lâche complètement. Mais de vieux réflexes éducatifs ou autres restent et je reviens bien souvent au naturel. Je dois me forcer à briser ma carapace et je peux te dire que ce n’est pas facile du tout. J’y travaille … Une très bonne journée à toi.Amitiés,Nicole

        Date: Mon, 29 Sep 2014 20:42:53 +0000 To: debodtnicole@hotmail.com

  15. Edmée dit :

    Il me semble que c’est assez normal de commencer avec prudence: se dévoiler trop tôt sans avoir compris la nature humaine ne peut porter qu’à des souffrances. Puis c’est vrai que le besoin de libérer notre moi se fait entendre, et on trouve son véhicule. Et on devient, merveilleusement, tout simplement.. soi-même. Enfin!

  16. Alain dit :

    Quelle belle idée de mettre ses souvenirs, ses étapes de vie, dans ces matriochkas aux couleurs éclatantes. Quantités d’autres pour accumuler des bonheurs, beaucoup de rires, et de joies. Voilà ce que je te souhaite très sincèrement. Bonne soirée Edmée. À bientôt.

  17. Florence dit :

    Coucou Edmée !
    La Florence dolente vient jusqu’en Belgique pour un petit com !!!
    Je crois que nous sommes tous des poupées russes. Nous laissons notre mue et passons au stade suivant, jusqu’à la plus grande, celle qui contient toutes les mues. J’aime bien ta comparaison !
    Gros bisous Edmée, merci pour tes gentils coms et à bientôt !
    Florence

    • Edmée dit :

      Et tu as donc vu le soleil belge, pas du tout timide aujourd’hui!

      Oui, nous sommes toutes une collection de matriochkas…

      Gros bisous et porte toi bien surtout 🙂 Bises!

  18. Nadine dit :

    Un très beau texte Edmée. Une fois de plus… La tête de la matriochka est bien pleine ! Et quelle belle âme aussi.

  19. Célestine dit :

    Quelle jolie métaphore que ces poupées russes. J’ai moi aussi, comme beaucoup, le sentiment de ces personnages que nous avons été et qui, s’ils ont disparu physiquement, n’en forment pas moins le tissu de notre moi profond.
    Comme toujours, c’est fin et très bien observé…
    Je t’embrasse, belle matriochka !

    • Edmée dit :

      Cette image m’est venue parce que souvent des amis me disaient « tu as eu plusieurs vies »… Oui et non naturellement, l’actrice est toujours restée la même et le décor changeait, changeant un peu l’actrice aussi finalement…

      Je t’embrasse jeune Matriochka 🙂

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