En ces temps de crise et d’économie forcée, je me suis souvenue de ma semaine d’aventures sans le sou avec Thalys et Lykourgos.
J’habitais alors Turin, dans la petite pensione San Marco tenue par mon amie Laura. J’ai déjà parlé de cette petite pensione non loin de la gare de Porta Nuova, à deux pas du Corso Vittorio (Emmanuele, pour être complète, mais il y a aussi la « via Venti » qui est en fait la via venti settembre, et d’autres raccourcis qui épargnent la langue et activent les méninges). Deux jeunes Grecs, beaux comme les Grecs savent l’être, venaient d’y arriver aussi. Jeunes, j’ai dit. Moi je venais de passer le cap des 35 ans, et n’ai jamais rien eu d’une cougar.
Bref, ils étaient grands, bien bâtis, la musculature naturelle et souple, entraient et sortaient toujours ensemble, et j’aimais entendre le débit mitraillant de leur belle langue. Takataka parapolly pou pàs i pou pame mazi? Un jour j’ai réagi à ce qu’ils disaient … Je ne sais plus ce que c’était, rien de grossier en tout cas sinon j’aurais mal réagi, ça va de soi, et nous nous sommes mis à parler. En italien, qu’on se rassure, car de mon grec il ne me restait déjà plus que des ombres, des mots détachés ou des phrases toutes faites. Par contre, comme j’avais une écriture de gente dame – ou de Pénélope, ou de yinaika, comme on veut – en grec, tout le contraire de ma cacographie habituelle, ils m’avaient testée pour savoir si vraiment je saurais écrire leurs noms, qu’ils m’ont alors révélé. Et je savais. C’était si joli, Thalys, Lykourgos…
Non ?
Ils terminaient leurs examens avant de retourner en Grèce pour l’été. Fauchés, principalement Thalys, car Lykourgos venait d’une famille plus riche, mais plutôt que de jouer les fils à papa devant son ami, il acceptait de mettre un frein – et quel frein – dans le style de vie de ces derniers jours d’études. Moi, j’étais fauchée depuis des mois, et nous nous sommes tout d’abord échangés des adresses de restaurants ou tavole calde abordables. Et puis nous avons décidé de vivre des journées … d’avventura ! C’était Thalys qui avait présenté cette idée, et nous y avions adhéré. Chaque matin nous décidions de combien nous pouvions dépenser pour toute la journée à trois. Et c’était presque rien, croyez-moi. Mais les Grecs ne manquent jamais de ressources, et finalement, cette gageure quotidienne se déroulait dans la plus grande joie, commençant au moment-même où, sortant dans la rue Goito noyée de soleil, Thalys disait avec bonne humeur : avventura !
J’avais donc 38 ans, eux 23. Nous allions partout à pied, infatigablement. Si nous savions que le capuccino était moins cher à 20 minutes, en avant les chaussures, c’est là qu’on irait ! Nous passions l’après-midi au parc du Valentino au soleil, à bavarder et traîner. À bronzer aussi, sur les pelouse en pente, une crème solaire pour trois. À la tavola calda, nous partagions deux repas pour trois. Lykourgos était le beau ténébreux, et brisait les cœurs sans le vouloir, non sans les utiliser un peu au passage. Une de ses soupirantes – et il était d’autant plus convoité qu’il était fidèle à Vasso, sa petite amie athénienne – nous a un jour nourris tous les trois chez elle pour lui être agréable. Thalys et moi ricanions un peu, mais Lykourgos s’offrait le luxe d’une compassion nostalgique devant l’amour impossible de cette jeune fille qui ne pouvait rivaliser avec Vasso… Un homosexuel assez agaçant qui marchait en agitant les mains et parlait d’un ton aigu nous avait fait inviter chez un de ses amis, un autre homosexuel surnommé la macellaia di Nichelino, la bouchère de Nichelino. Ce(tte) dernièr(e) était riche, possédait une méga boucherie, et recevait comme un prince de la Rome antique, sans compter, sans même regarder qui était là, et nous avons fait bombance grâce à l’amour ardent de l’amoureux de Lykourgos – qui se montrait désolé mais, il y avait Vasso, et on s’en souvient, il avait donné sa parole à Vasso, ce que l’autre acceptait en soupirant comme Blanche-Neige. La larme à l’oeil. Cette Vasso était, finalement, une armure invisible…
Thalis et Likourgos, rameurs sur le Po
Un jour nous avons quand même fait une folie, une extravagance, et dépensé avec une prodigalité stupéfiante : nous avons loué une barque pour aller sur le Po. Et ils ont ramé, ramé, ramé avec la fougue d’un vol de colibri, car l’embarcadère n’était pas loin des chutes au lieu dit Murazzi et le courant semblait vouloir nous en faire apprécier la force cristalline. L’aventure était bien présente ce jour-là car ce n’est qu’en montant dans la barque qu’ils m’ont avoué n’avoir jamais ramé…
Nous sortions le soir pour nous promener dans la rue, regardions les vitrines et l’animation des lumières, les promeneurs paresseux sur la Via Roma ou Via Po, et Thalys nous faisait rire, car lui, c’était le boute en train. Je nous vois encore rentrer un soir en nous tenant le ventre de rire, essayant de ne pas réveiller les autres pensionnaires de notre petite pensione. Peine perdue car Thalys a renversé un grand lampadaire dans un fracas nocturne épouvantable, ce qui nous a encore fait plus rire, on en perdait le souffle, on avait le visage grimaçant et heureux… C’était dû à une voiture Renault que nous avions dépassée dans la rue, une splendide voiture de standing, noire et racée qui proclamait en silence je coûte cher ! , avec une vitre cassée et une voix de robot qui s’en échappait, scandant sans cesse : « aiuto ! mi stanno rubando, aiuto ! mi stanno rubando, aiuto ! mi sta… » (à l’aide, on me vole !). La foule passait à côté sans se troubler, sans cesser de bavarder ou lécher un cornet de stracciatela. Le vol avait eu lieu de toute façon, et la pauvre victime d’acier n’avait pas été aidée par son leitmotiv à la voix synthétique.
Heureux sans argent, amis pour une semaine de parenthèse dans nos vies. Puis ils sont partis, et on s’est écrit, surtout Thalys, qui me disait « l’année prochaine, on doit aller à la montagne ensemble pour un week-end d’avventura ». Mais parfois il n’y a pas d’année prochaine, j’ai quitté Turin pour Trieste, et j’ai mis ces souvenirs de gamineries dans un coin d’où ils dépassent encore souvent, que je pense à la Grèce, à Demis Roussos et Papathanassiou dont Lykourgos était le neveu, au Po, et je me dis : quelle chance, quelle semaine d’amitié et de gentillesse, quels gentils garçons que Thalys et Lykourgos.
C’est toujours beau d’évoquer ces années d’insouciance. On vivait d’amour et d’eau fraiche et l’amitié nous menait à de nouvelles découvertes. On se construisait et on était surpris par notre capacité de voler de nos propres ailes. Bonne journée Edmée..
Bonne journée à toi aussi Charef. Oui, on réalisait qu’on avait des ressources!
Coucou Edmée. C’est toujours très agréable de te lire, comme un petit bonbon sucré qu’on laisse fondre sur la langue, tout doucement, pour en garder le plus longtemps possible le goût sucré. Que de beaux moments, dans l’insouciance, la franche camaraderie. Et Turin est une belle ville, si on dépasse ces banlieues industrielles peu avenantes. Que sont devenus ces beaux jeunes hommes? Peut-être qu’ils pensent aussi à toi et qu’ils rient encore de l’histoire du lampadaire tombé avec fracas. Bises alpines enneigées et fraîches.
Je me dis en effet qu’eux aussi doivent parfois penser à ces moments si drôles. Et Likourgos avait découvert une cabine téléphonique mal en point en ville de laquelle on arrivait à téléphoner gratuitement en Grèce ou ailleurs en « chipotant » 🙂 On faisait des « économies » et Vasso avait des nouvelles fraiches tous les jours…
Quels beaux souvenirs auxquels tu as rendu vie ! Ces formidables rencontres souvent éphémères si faciles dans la jeunesse, quand rien ne nous arrête.
Le moment présent est plus présent qu’il ne le sera jamais par la suite : pas d’attaches,de contraintes, de soucis pour l’avenir qui est limité à « tout à l’heure » 🙂
Beau séjour et beau récit ! Moi aussi j’habite chez San Marco lol !
😀 La petite pensione San Marco n’existe plus, je suis passée devant il y a 4 ans, snif snif!
Je t’invite à la mienne, c’est encore ouvert ! 😉
Joli souvenir d années insouciantes où tout est possible avec l avventura qui est encore au bout du chemin.
Les amitiés légères et sans lendemains mais qui laissent de si belles empreintes.
Oui, peu de temps et peu de choses mais parfois c’est ce qui marque car ça ne s’use pas…
des souvenirs ensoleillés, cadre sujet, personnages auraient fait le bonheur des réalisateurs nouvelle vague
Oh c’est vrai, quel film !
Oui, des heures d’insouciance quasi magiques. J’ai vécu cela à l’île d’Elbe avec deux charmants allemands. L’un d’eux est venu me voir en France mais cela est resté dans le domaine de l’amitié amoureuse. Et c’était bien ainsi.
Mais ça laisse des souvenirs charmants… 🙂
Quelle respiration dans une vie, ces moments légers.
Oh oui… je suis certaine qu’eux non plus n’ont pas tout à fait oublié. J’ai eu l’adresse de Thalys à Athènes et on s’est écrits un moment mais bon… c’était quand on attendait la fin de l’été pour recommencer notre avventura. Et moi je suis allée à Trieste 🙂
merveilleux souvenirs, c’est du soleil dans la tête et dans le coeur 🙂
😀
C’est beau ton avventura ! Et ils sont beaux, tes chevaliers servants 😉
Ils étaient très beaux tous les deux 🙂 C’était bien agréable de les avoir comme gardes du corps…
Jolis souvenirs… Je ne suis jamais allé en vacances en Italie, mais ça me tente. Bon Week-end Edmée.
Mince alors… Mais remarque que moi je ne suis jamais allée en Angleterre, ce qui est sans doute incroyable aussi!
Une belle histoire. J’ai vécu quelque chose de semblable à Dubrovnik. Ce fut un été magnifique 🙂
Voilà… ces étés qui ont quelque chose de spécial et d’inoubliable…
Très jolis souvenirs, immergés dans ton récit, nous y sommes avec toi. La nostalgie…
C’est vrai qu’on éprouve un peu de nostalgie. Le luxe de l’innocence et de la débrouille, on ne se rend pas compte de combien c’est exceptionnel…
Une avventura Turinoise très attachante, en forme de souvenirs de vacances.Le temps de la jeunesse, gaie et insouciante, ombrée à la fin d’une légère mélancolie.
C’est très bon d’avoir été jeunes et insouciants… c’est un capital pour l’avenir!
des souvenirs charmants, dignes d’une aventure là!
(non non! je ne sous-entend rien! lol
J’ai bien compris 🙂 Il y eut une aventure, certes, mais dont on peut tout raconter 🙂
La qualité des souvenirs est inversement proportionnelle aux sous investis ! C’est ce qui en fait la richesse. Et là, ils sont inoubliés.
C’est assez dingue, la richesse d’une vie… ?
Beaux souvenirs, superbement retranscrit, qui m’emmène, le temps de la lecture, dans l’avventura…
Ah si l’argent offre une certaine sécurité et paix d’esprit (quand sa « gestion » ne devient pas un casse-tête, car « ne pas avoir d’argent, c’est ne pas avoir de soucis d’argent » 😉 ) il bloque souvent bien des choses. Pas d’avventura et de rencontres improbables …
Coucou Edmée !
Charmante histoire, très agréable !
Je fais une pause, je n’ai pas le temps ni l’envie en ce moment de faire des photos etc… Juste aller chez les amis quand mon ordi me le permet. La connexion se fait vraiment très mal !
Je t’embrasse et te souhaite une bonne semaine ! Kenavo !
Florence
Je suis désolée que tu aies ces soucis qui sans doute ne t’aident pas au moral. Mais laisse-toi un peu aller aux changements, c’est que tu es en phase « Nouvelle Florence », et il faut y entrer. Vivent les amis! Kenavo, Florence, et merci de ta visite!
Que j’ai eu du plaisir à lire tes souvenirs de cette joie et liberté que donnent la jeunesse, les rencontres, le peu d’argent, et tout, quoi! Et aussi, sans doute, le fait qu’il ne s’agissait pas d’amour, cela simplifie et les rires peuvent fuser à leur aise…
Ah oui, l’amour toujours c’est pas toujours le moment! Camaraderie super fraiche!
Tu avais 38 ans ? mais sur la photo tu en fais 10 de moins…
En tout cas, c’est délicieux, cette amitié sur fond de bohème…
J’adore l’ambiance de ce « Jules et Jim » italien.
Baci sorellita
•.¸¸.•*`*•.¸¸☆
C’est vrai que ça fait un peu Jules et Jim sauf qu’il ne s’agissait pas d’un trio amoureux (encore que Likourgos avait une armée d’amoureuses 🙂 )
Baci sorellita!
J’ai adoré lire ces années d’insouciance qui m’ont rappelées mes origines! En effet, mon grand-père est grec. Ma famille viens de Céphalonie, j’en parle d’ailleurs dans un de mes anciens billets:
https://artdelire.org/2013/08/25/la-mandoline-du-capitaine-corelli/
As-tu lu ce chef-d’oeuvre d’écriture? C’est une merveille, ce livre m’avait transporté!
Lire ton voyage aux côtés de ces deux jeunes gens me rappellent aussi mes dernières vacances en Grèce l’été dernier, je suis allée en Crète puis à Athènes où mon mari et moi avons rencontré à l’hôtel un jeune couple de notre âge en vadrouille. Nous ne nous sommes plus quittés pendant tout le voyage et avons fait de multiples excursions ensemble, en taxi, bateau et vélo. L’hôtel était miteux mais grâce à cette rencontre nos vacances furent inoubliables! C’était la grande aventure et nous non plus ne roulions pas sur l’or. Nous avons mis un an pour nous remettre financièrement de ce périple mais que de souvenirs inoubliables! Depuis nous avons revus ces copains de vacances en France à Tour l’hiver dernier. Je ne sais pas si nous nous reverrons encore mais nous avons tout de même tenté de garder le contact. J’espère pouvoir repartir l’année prochaine une fois de plus en Grèce, je baragouine un peu la langue mais j’aimerais vraiment m’y mettre sérieusement. En attendant, je prends mon mal en patience et j’écoute en boucle Dalaras, ma préférée? S’agapo! Merci pour ce petit voyage dans le temps!
Dalaras, figure-toi que je l’ai VU de mes yeux vus, à Bruxelles au Cirque Royal, et non seulement… j’étais là avec sa cousine (je finis par douter, Likourgos cousin de Vangelis et Sofia la cousine de Dalaras, mais les Grecs ont des familles nombreuses 🙂 ) Mais lui, on ne l’a pas approché car elle ne voulait pas le déranger (zut alors, il était tellement, mais tellement beau!) Ma préférée de lui : Ego eimai enas tragoudistis tou erotas kai tis zoïs… https://www.youtube.com/watch?v=TFSw7m3bAE0
Ah je l’adore! Il est beau en effet. Quelle voix et quand il joue de la mandoline c’est magnifique. Je vais regarder cette chanson! Merci de ce partage!
On n’en a jamais trop, de Dalaras 🙂
Vous avez vécu de magnifiques moments présents, sans vous prendre la tête, sans penser au lendemain, c’est pour cela qu’ils sont restés intacts en ta mémoire, et que tu peux t’en rappeler avec toujours autant de plaisir. 🙂
Belle soirée à toi, Edmée.
C’est bien ça… Belle journée Françoise!
quand on est « jeune », on est bien plus insouciant qu’en prenant de « la bouteille »…et puis la roue tourne, la vie prend un autre virage, mariage, enfants…Mais ces souvenirs, personne ne nous les prendra!
bonne semaine
Et c’est important d’avoir savouré l’insouciance, il en reste toujours quelque chose…