Pourquoi j’ai appris l’italien toute seule à 12 ans, il faudra me l’expliquer. Je me glissais dans mon lit, la lampe de chevet allumée sur la petite table japonaise, une lampe offerte par ma douce Tante Yvonne et décorée de roses. Un bâton de chocolat Côte d’or lait-noisettes entières. Et je m’abandonnais à « L’italiano senza sforzo » que garantissait la méthode Assimil. Signorina, una parola, una sola parola, e saro’ l’uomo più felice del mondo – Cretino ! Ce fut ma première phrase complète.
Je n’ai aligné mes premiers mots en italien qu’à 18 ans sur la terrasse d’un hôtel en Yougoslavie lors de vacances avec mon frère et Papounet. J’y retrouvais un groupe d’Italiens souvent nés là – avant la guerre, c’était l’Istrie, ce coin-là – et qui revenaient pour les vacances dans la maison de nonna ou zia. Ça chahutait pas mal, ça bronzait, draguait, riait, dansait, et jouait les milliardaires avec des liasses de dinars qui ne valaient rien.
Deux garçons un peu plus jeunes que les autres m’attiraient. Ils ne draguaient pas, ne bougeaient pas, parlaient peu, ne se baignaient jamais, et n’avaient aucun dinars à exhiber étant fauchés et en vacances pour deux mois chez la nonna de l’un d’eux. Je n’ai aucun souvenir de ce que nous pouvions nous « dire », moi qui sabotais leur langue et eux qui ne sortaient pas grand-chose d’autre que si, no, si… Je m’approchais toujours du même, Adolfo. Il me paraissait très sombre, très méfiant, avec son regard qui glissait nonchalamment sur moi, de biais. Il me semblait apprivoiser un loup bienveillant. Une longue cicatrice – peu profonde – fendait sa pommette, ajoutant la touche Joffrey de Peyrac.
Nous avions 18 ans tous les deux, nés à exactement trois semaines de distance, un jeudi.
Ils avaient le look d’alors : un casque de longs cheveux noirs qui ne se décoiffaient jamais, des chemises colorées étroites et déboutonnées, pantalons de velours côtelé pastel. Ils dépendaient de voitures amies et donc nous ne nous voyions pas tous les jours. Mais si on se trouvait au même endroit – la terrasse ou une discothèque -, qu’il soit accompagné ou pas, il venait s’asseoir près de moi. Et on ne parlait ni ne flirtait, c’était juste comme ça. On aimait être ensemble, pour rien.
À mon retour, nous nous sommes laborieusement écrit pendant un mois ou deux, puis retour au silence. Mais j’ai voulu y retourner avec Lovely Brunette, en tête à tête. Je tenais absolument à ce qu’elle voie Adolfo. Quand il est arrivé sur la fameuse terrasse où je l’attendais, il a difficilement caché un sourire car je me suis précipitée vers lui. Et on a repris le cours de notre relation presque muette sans flirt, ni danse, ni grandes choses. À écouter Sergent Pepper et Strawberry Fields Forever au Club 33 ou éterniser une bière qui se réchauffait sur la terrasse. Le dernier soir je l’ai piégé pour pouvoir l’embrasser : je savais que je ne le verrais plus, et je voulais sceller quelque chose. Quoi… je ne sais pas. Il a dû rentrer à pied dans la nuit, car ses amis ne l’avaient pas attendu. On s’est encore écrit quelques fois et puis nos vies se sont placées sur la case départ de la vie d’adultes. Il est parti au service militaire, j’ai un peu papillonné, je me suis fiancée, puis mariée, lui aussi et hop, dans le train-train.
Je ne l’ai pas oublié : un malheureux boy-friend ne fut « choisi » que parce qu’il me le rappelait. Il ne lui ressemblait que par la silhouette et les cheveux longs, qui pourtant étaient blonds et bouclés ! Un ami photographe a fait tout un service sur moi et me disait « allez, pense à Adolfo pour avoir le regard juste ». Quant à Adolfo, il parlait encore parfois de moi et a conservé longtemps une caricature que j’avais faite de lui et son ami, jouant au ping-pong et jurant en piémontais ( ils habitaient à Turin). Mais on peut dire que nous n’étions plus que de lointains souvenirs quand nous avons repris contact, 20 ans plus tard.
Je me rendais à Bologne chez un ami Italien, connu lui aussi en Yougoslavie, marié et papa, très actif dans le milieu théâtral et poétique. Il avait également connu Adolfo et son ami. L’idée m’est venue de contacter Adolfo après avoir retrouvé sa trace dans l’énorme bottin téléphonique de la poste. Je lui ai écrit : je serai chez Paolo jusqu’à telle date, numéro de téléphone XXXXXXX, et si tu penses qu’on peut se voir, je serai heureuse de faire le crochet vers Turin au retour.
Et là, 2O ans plus tard, revenant d’une sortie pizzeria en colline bolognaise avec Paolo et sa famille, le voyant du répondeur clignotait gaiement. Nous avons entendu la voix très neutre de l’ami d’autrefois énonçant sans passion, comme s’il m’avait vue la veille, que oui, je pouvais venir, il suffisait que je lui dise par quel train j’arrivais et il viendrait m’attendre. J’aurais du mal à le reconnaitre, car il avait pris 20 kilos en plus des 20 ans.
À la gare, je l’ai reconnu tout de suite malgré ce double 20. Malgré la moustache. Malgré moins de cheveux, et moins longs. Dans sa voiture, nous nous regardions un peu ébahis et nous souriions, parlant peu. Bon, venons-en au fait : il était marié, papa d’un petit garçon, et se retrouvait seul en ville ayant envoyé la famille en vacances… en Yougoslavie. Il était à un point de grande lassitude de sa vie. Cette fois-là, nous avons admis que c’était l’amour qui frappait lourdement à la porte, sans nous l’expliquer, sans même savoir si nous avions des choses en commun. On a été fulminés par le bonheur. Il a parlé à sa femme, j’ai débarqué « définitivement » à Turin en septembre. Et puis bon, très vite les choses ont été évidemment impossibles et source de souffrance.
Nous ne nous sommes jamais quittés officiellement, mais nous savions que nous n’y arriverions pas. Je prenais parfois le bus pour le retrouver dans une petite bourgade non loin de son travail, et nous allions à l’American Bar pour manger un morceau ou boire un café. Tristes et proches. Nous décidions de ne plus nous voir, résistions deux semaines, et puis l’un appelait l’autre, et on passait une heure désespérante à ruminer tout l’impossible qui nous encerclait.
J’ai fini par partir en juin. Ce fut un crève-cœur pour tous les deux. Ah le tranchant de ces fameuses chansons qui sont « nos chansons » et s’obstinent à surgir ici et là. La pensée fugace et vite repoussée « est-ce qu’il pense encore à moi ? ». Je ne l’espérais plus, mais je l’ai aimé pendant longtemps. Je ne lui en ai jamais voulu. Parfois j’apprenais quelque chose de lui, de sa vie, par des connaissances communes. Il avait quitté Turin pour une autre ville, puis la Riviera, sa femme était malade, puis très malade, puis est décédée quand j’étais aux USA. Il avait une autre compagne. Chaque fois que j’apprenais quelque chose, je sentais combien nos vies étaient désormais hors d’atteinte.
Je suis retournée en séjour culturel à Turin en 2015, et avais écrit à son ami d’autrefois et son épouse pour suggérer que l’on se revoie. Je croyais Adolfo sur la Riviera avec sa nouvelle compagne. Or il était de retour à Turin et seul depuis un mois ! L’ami n’a jamais reçu la lettre. En promenade dans les rues de Turin, j’ai fait le pèlerinage de nos endroits : la pizzeria 7 Up, la terrasse d’un café piazza Carlo Felice, la pension de famille où j’ai habité… Joie et nostalgie se mélangeaient. Je revoyais les rues où tant de fois j’avais guetté l’arrivée de sa voiture…
En 2018, miracle Facebook, outil d’espionnage presque inégalable, je le cherche sans y croire… le jour même où il venait de s’y inscrire avec une photo floue et pas flatteuse. Je l’ai contacté, et il était au 7ème ciel : le même jour une autre « ex » datant de ses 15 ans l’avait également interpellé, il se voyait déjà avec un harem facilement récolté et était d’excellente humeur. Il m’a téléphoné, m’a dit qu’il vivait en Croatie (l’ancienne région Yougoslave où nous nous étions rencontrés) ainsi que son ami avec lequel il me fit aussi échanger quelques mots. Pourquoi ne venais-je pas les voir ? Oui oui, pourquoi pas, l’année prochaine sans doute, d’ici là restons en contact ! Peu réaliste il a conclu que si je ne sautais pas dans le premier avion pour ces retrouvailles c’est qu’il ne m’intéressait pas, et il m’a boudée pendant plus d’un an.
Un an plus tard, je me préparais à faire découvrir Turin à mes nièces. En juillet l’ami d’Adolfo est décédé, et j’ai appris qu’Adolfo s’était déplacé malgré la chaleur pour les funérailles. Déplacé ? Mais s’il habitait en Croatie aussi… Non non, il était retourné à Turin. Oups, caramba ! J’envoie un message de condoléances à Adolfo, lui annonçant ma venue avec mes nièces, et proposant de se revoir et de boire un café ensemble. Il lit le message mais pendant plus de deux mois, il ne répond pas. Il boude encore.
Et alors que j’étais dans le train vers l’aéroport, il m’appelle enfin d’un air nonchalant : alors, on le boit quand, ce café ? « The rest is history » comme on dit. Il sortait d’une relation médiocre, je ramais dans une relation éteinte qui depuis longtemps ne tenait plus que parce que le prétexte pour une rupture nette ne se présentait pas. Nous revoyant, nous avons simplement repris le fil de notre histoire là où on avait dû la suspendre. Sans grandes explications, être ensemble était un baume en soi. Lorsque quatre jours plus tard il nous a raccompagnées à la navette pour l’aéroport, je savais que désormais, enfin, finalement, Dieu merci, il était presque temps…nous étions ensemble, même si rien n’avait été dit. Lui au contraire était certain que cette entrevue avait été la dernière. Dans le bus, je parlais joyeusement avec une de mes nièce, lui racontant les aventures de sa tante quand elle était jeune et très amoureuse, et comment elle retrouvait Adolfo à l’American Bar qui ne devait plus exister depuis belle lurette… et à cause d’une déviation et d’un ralentissement de la circulation, nous sommes restés à l’arrêt devant… l’American Bar, dont j’aurai été incapable de dire où il se trouvait, ni s’il existait encore.
Nous n’avions jamais eu l’occasion de savoir si nous nous ressemblions assez pour vivre ensemble. Et sans le Covid qui a accéléré le besoin de se décider entre l’Italie et la Belgique, nous aurions longtemps continué les allers-retours pour nous retrouver. Ça aura au moins eu ça de bon. Nous sommes unis comme si nous avions tout vécu ensemble, tout élaboré de nos goûts ensemble. Comme si nous avions vécu et vieilli ensemble, nous étions fondus l’un dans l’autre. Nous ne nous disputons jamais (nous avons des prises de bec, je suis pepperoncino et lui, c’est un boudeur !), aucun sujet important ne nous oppose, et bien que nous ayons déjà vécu l’un avec l’autre plus qu’avec aucune autre personne (24/24 comme le service de réclamations Amazon), nous n’avons encore ni ébréchures ni encornures.
Nous le savons, nous avons eu beaucoup de chance, beaucoup !