Une longue histoire de pure chance

Pourquoi j’ai appris l’italien toute seule à 12 ans, il faudra me l’expliquer. Je me glissais dans mon lit, la lampe de chevet allumée sur la petite table japonaise, une lampe offerte par ma douce Tante Yvonne et décorée de roses. Un bâton de chocolat Côte d’or lait-noisettes entières. Et je m’abandonnais à  « L’italiano senza sforzo » que garantissait la méthode Assimil. Signorina, una parola, una sola parola, e saro’ l’uomo più felice del mondo – Cretino ! Ce fut ma première phrase complète.

Je n’ai aligné mes premiers mots en italien qu’à 18 ans sur la terrasse d’un hôtel en Yougoslavie lors de vacances avec mon frère et Papounet. J’y retrouvais un groupe d’Italiens souvent nés là – avant la guerre, c’était l’Istrie, ce coin-là – et qui revenaient pour les vacances dans la maison de nonna ou zia. Ça chahutait pas mal, ça bronzait, draguait, riait, dansait, et jouait les milliardaires avec des liasses de dinars qui ne valaient rien.

Deux garçons un peu plus jeunes que les autres m’attiraient. Ils ne draguaient pas, ne bougeaient pas, parlaient peu, ne se baignaient jamais, et n’avaient aucun dinars à exhiber étant fauchés et en vacances pour deux mois chez la nonna de l’un d’eux. Je n’ai aucun souvenir de ce que nous pouvions nous « dire », moi qui sabotais leur langue et eux qui ne sortaient pas grand-chose d’autre que si, no, si… Je m’approchais toujours du même, Adolfo. Il me paraissait très sombre, très méfiant, avec son regard qui glissait nonchalamment sur moi, de biais. Il me semblait apprivoiser un loup bienveillant. Une longue cicatrice – peu profonde – fendait sa pommette, ajoutant la touche Joffrey de Peyrac.

Nous avions 18 ans tous les deux, nés à exactement trois semaines de distance, un jeudi.

Ils avaient le look d’alors : un casque de longs cheveux noirs qui ne se décoiffaient jamais, des chemises colorées étroites et déboutonnées, pantalons de velours côtelé pastel. Ils dépendaient de voitures amies et donc nous ne nous voyions pas tous les jours. Mais si on se trouvait au même endroit – la terrasse ou une discothèque -, qu’il soit accompagné ou pas, il venait s’asseoir près de moi. Et on ne parlait ni ne flirtait, c’était juste comme ça. On aimait être ensemble, pour rien.

À mon retour, nous nous sommes laborieusement écrit pendant un mois ou deux, puis retour au silence. Mais j’ai voulu y retourner avec Lovely Brunette, en tête à tête. Je tenais absolument à ce qu’elle voie Adolfo. Quand il est arrivé sur la fameuse terrasse où je l’attendais, il a difficilement caché un sourire car je me suis précipitée vers lui. Et on a repris le cours de notre relation presque muette sans flirt, ni danse, ni grandes choses. À écouter Sergent Pepper et Strawberry Fields Forever au Club 33 ou éterniser une bière qui se réchauffait sur la terrasse. Le dernier soir je l’ai piégé pour pouvoir l’embrasser : je savais que je ne le verrais plus, et je voulais sceller quelque chose. Quoi… je ne sais pas. Il a dû rentrer à pied dans la nuit, car ses amis ne l’avaient pas attendu. On s’est encore écrit quelques fois et puis nos vies se sont placées sur la case départ de la vie d’adultes. Il est parti au service militaire, j’ai un peu papillonné, je me suis fiancée, puis mariée, lui aussi et hop, dans le train-train.

Je ne l’ai pas oublié : un malheureux boy-friend ne fut « choisi » que parce qu’il me le rappelait. Il ne lui ressemblait que par la silhouette et les cheveux longs, qui pourtant étaient blonds et bouclés ! Un ami photographe a fait tout un service sur moi et me disait « allez, pense à Adolfo pour avoir le regard juste ». Quant à Adolfo, il parlait encore parfois de moi et a conservé longtemps une caricature que j’avais faite de lui et son ami, jouant au ping-pong et jurant en piémontais ( ils habitaient à Turin). Mais on peut dire que nous n’étions plus que de lointains souvenirs quand nous avons repris contact, 20 ans plus tard.

Je me rendais à Bologne chez un ami Italien, connu lui aussi en Yougoslavie, marié et papa, très actif dans le milieu théâtral et poétique. Il avait également connu Adolfo et son ami. L’idée m’est venue de contacter Adolfo après avoir retrouvé sa trace dans l’énorme bottin téléphonique de la poste. Je lui ai écrit : je serai chez Paolo jusqu’à telle date, numéro de téléphone XXXXXXX, et si tu penses qu’on peut se voir, je serai heureuse de faire le crochet vers Turin au retour.

Et là, 2O ans plus tard, revenant d’une sortie pizzeria en colline bolognaise avec Paolo et sa famille, le  voyant du répondeur clignotait gaiement. Nous avons entendu la voix très neutre de l’ami d’autrefois énonçant sans passion, comme s’il m’avait vue la veille, que oui, je pouvais venir, il suffisait que je lui dise par quel train j’arrivais et il viendrait m’attendre. J’aurais du mal à le reconnaitre, car il avait pris 20 kilos en plus des 20 ans.

À la gare, je l’ai reconnu tout de suite malgré ce double 20. Malgré la moustache. Malgré moins de cheveux, et moins longs. Dans sa voiture, nous nous regardions un peu ébahis et nous souriions, parlant peu. Bon, venons-en au fait : il était marié, papa d’un petit garçon, et se retrouvait seul en ville ayant envoyé la famille en vacances… en Yougoslavie. Il était à un point de grande lassitude de sa vie. Cette fois-là, nous avons admis que c’était l’amour qui frappait lourdement à la porte, sans nous l’expliquer, sans même savoir si nous avions des choses en commun. On a été fulminés par le bonheur. Il a parlé à sa femme, j’ai débarqué « définitivement » à Turin en septembre. Et puis bon, très vite les choses ont été évidemment impossibles et source de souffrance.

Nous ne nous sommes jamais quittés officiellement, mais nous savions que nous n’y arriverions pas. Je prenais parfois le bus pour le retrouver dans une petite bourgade non loin de son travail, et nous allions à l’American Bar pour manger un morceau ou boire un café. Tristes et proches. Nous décidions de ne plus nous voir, résistions deux semaines, et puis l’un appelait l’autre, et on passait une heure désespérante à ruminer tout l’impossible qui nous encerclait.

J’ai fini par partir en juin. Ce fut un crève-cœur pour tous les deux. Ah le tranchant de ces fameuses chansons qui sont « nos chansons » et s’obstinent à surgir ici et là. La pensée fugace et vite repoussée « est-ce qu’il pense encore à moi ? ». Je ne l’espérais plus, mais je l’ai aimé pendant longtemps. Je ne lui en ai jamais voulu. Parfois j’apprenais quelque chose de lui, de sa vie, par des connaissances communes. Il avait quitté Turin pour une autre ville, puis la Riviera, sa femme était malade, puis très malade, puis est décédée quand j’étais aux USA. Il avait une autre compagne. Chaque fois que j’apprenais quelque chose, je sentais combien nos vies étaient désormais hors d’atteinte.

Je suis retournée en séjour culturel à Turin en 2015, et avais écrit à son ami d’autrefois et son épouse pour suggérer que l’on se revoie. Je croyais Adolfo sur la Riviera avec sa nouvelle compagne. Or il était de retour à Turin et seul depuis un mois ! L’ami n’a jamais reçu la lettre. En promenade dans les rues de Turin, j’ai fait le pèlerinage de nos endroits : la pizzeria 7 Up, la terrasse d’un café piazza Carlo Felice, la pension de famille où j’ai habité… Joie et nostalgie se mélangeaient. Je revoyais les rues où tant de fois j’avais guetté l’arrivée de sa voiture…

En 2018, miracle Facebook, outil d’espionnage presque inégalable, je le cherche sans y croire… le jour même où il venait de s’y inscrire avec une photo floue et pas flatteuse. Je l’ai contacté, et il était au 7ème ciel : le même jour une autre « ex » datant de ses 15 ans l’avait également interpellé, il se voyait déjà avec un harem facilement récolté et était d’excellente humeur. Il m’a téléphoné, m’a dit qu’il vivait en Croatie (l’ancienne région Yougoslave où nous nous étions rencontrés) ainsi que son ami avec lequel il me fit aussi échanger quelques mots. Pourquoi ne venais-je pas les voir ? Oui oui, pourquoi pas, l’année prochaine sans doute, d’ici là restons en contact ! Peu réaliste il a conclu que si je ne sautais pas dans le premier avion pour ces retrouvailles c’est qu’il ne m’intéressait pas, et il m’a boudée pendant plus d’un an.

Un an plus tard, je me préparais à faire découvrir Turin à mes nièces. En juillet l’ami d’Adolfo est décédé, et j’ai appris qu’Adolfo s’était déplacé malgré la chaleur pour les funérailles. Déplacé ? Mais s’il habitait en Croatie aussi… Non non, il était retourné à Turin. Oups, caramba ! J’envoie un message de condoléances à Adolfo, lui annonçant ma venue avec mes nièces, et proposant de se revoir et de boire un café ensemble. Il lit le message mais pendant plus de deux mois, il ne répond pas. Il boude encore.

Et alors que j’étais dans le train vers l’aéroport, il m’appelle enfin d’un air nonchalant : alors, on le boit quand, ce café ? « The rest is history » comme on dit. Il sortait d’une relation médiocre, je ramais dans une relation éteinte qui depuis longtemps ne tenait plus que parce que le prétexte pour une rupture nette ne se présentait pas. Nous revoyant, nous avons simplement repris le fil de notre histoire là où on avait dû la suspendre. Sans grandes explications, être ensemble était un baume en soi. Lorsque quatre jours plus tard il nous a raccompagnées à la navette pour l’aéroport, je savais que désormais, enfin, finalement, Dieu merci, il était presque temps…nous étions ensemble, même si rien n’avait été dit. Lui au contraire était certain que cette entrevue avait été la dernière. Dans le bus, je parlais joyeusement avec une de mes nièce, lui racontant les aventures de sa tante quand elle était jeune et très amoureuse, et comment elle retrouvait Adolfo à l’American Bar qui ne devait plus exister depuis belle lurette… et à cause d’une déviation et d’un ralentissement de la circulation, nous sommes restés à l’arrêt devant… l’American Bar, dont j’aurai été incapable de dire où il se trouvait, ni s’il existait encore.

Nous n’avions jamais eu l’occasion de savoir si nous nous ressemblions assez pour vivre ensemble. Et sans le Covid qui a accéléré le besoin de se décider entre l’Italie et la Belgique, nous aurions longtemps continué les allers-retours pour nous retrouver. Ça aura au moins eu ça de bon. Nous sommes unis comme si nous avions tout vécu ensemble, tout élaboré de nos goûts ensemble. Comme si nous avions vécu et  vieilli ensemble, nous étions fondus l’un dans l’autre. Nous ne nous disputons jamais (nous avons des prises de bec, je suis pepperoncino et lui, c’est un boudeur !), aucun sujet important ne nous oppose, et bien que nous ayons déjà vécu l’un avec l’autre plus qu’avec aucune autre personne (24/24 comme le service de réclamations Amazon), nous n’avons encore ni ébréchures ni encornures.

Nous le savons, nous avons eu beaucoup de chance, beaucoup !

Such a lovely brunette, Denise

Ce petit hommage à ma joyeuse et courageuse maman est sorti l’année dernière déjà. Et je vous l’assure, il n’a rien d’une lamentation de pleureuse inondant de larmes son corsage noir. Bien entendu, elle meurt à la fin… pour commencer une nouvelle version de sa vie dans mes souvenirs et partages. Et mourir à la fin, c’est ainsi que nous partons tous, c’est certes un peu intrigant (où, comment, quand, dans quel état… ?) mais « on le sait depuis le début ».

Ce qui fait la différence, c’est ce qu’on laisse comme aura en refermant la porte.

Alors pourquoi Lovely Brunette, eh bien j’ai pensé aux souriants libérateurs américains qui se gagnaient les faveurs des jeunes filles lassées des privations et du retard des lettres du front avec du chocolat, des bas de soie, et des Hey Blondie ! Good morning Doll ! Hey you, Lovely Brunette ! Je ne sais pas quel fut son surnom, mais pourquoi pas Lovely Brunette ? C’était son âge heureux, elle était une jeune fille ravissante, et tant d’options de Happy Ending s’offraient alors à elle et toutes ses compagnes.

L’option retenue étant son mariage avec mon papounet dont elle eut deux enfants, et contrairement à ses projets fantaisistes elle ne quitta jamais ni sa ville ni sa maison. Elle a eu beau épouser un Uruguayen fils d’un Argentin (même si de sang gaulois tous les deux), qui lui aussi ne parlait que de s’en aller… lui s’en est allé en Afrique sans elle. Et elle a appris à aimer son sort trompeur. La maison de ses beaux-parents jamais connus. La ville sous les pavés de laquelle couraient toutes les racines familiales, dont le cimetière était sa généalogie. Son jardin adoré et tous les animaux aimables ou non qui lui ont tenu compagnie.

Bien sûr, nous avons eu nos disputes, l’amore non è bello se non è litigarello, c’est bien connu (l’amour n’est pas beau sans petites prises de bec). Elle et moi étions fougueuses, maladroites dans nos reproches et approches, et aussi déterminées l’une que l’autre. Mais quelle fusion. Imperceptible au début, éclatante à la fin.

Et c’est donc le bonheur d’avoir eu cette maman singulière qui m’a poussée à recenser les complicités, souvenirs, récits, aventures qui nous ont unies. Et la fierté de me dire « ma Mammy n’était vraiment pas ennuyeuse ! ». Car elle était tout un monde. Une écurie au fond du jardin d’un quartier résidentiel, oui, elle avait ça. Ainsi que le poulailler, le pigeonnier, et l’amour de ses voisins BCBG qui duellaient à coups de pelles pour le fumier. Une machine pour faire des puzzles aussi. Et elle avait dansé avec Victor Hubinon, on lui avait d’ailleurs beaucoup reproché de ne pas être sortie de ses bras avec un autographe pour chacun de ses deux enfants champions de l’utopie. Elle avait rencontré Maurice Chevalier, correspondu (oui oui !) avec Jean Marais.

Et, devenue paria infâme parce qu’elle avait divorcé, et donc excommuniée, elle a vite compris que ça lui donnait aussi la liberté « d’envoyer valser » les casse-pieds et les bigotes. Ainsi, quand on a fait repeindre la façade de la maison, les fouines n’hésitaient pas à lui demander si c’était à ses frais ou ceux de mon papounet… Excédée, elle m’a autorisée à mettre fin à toutes les questions : j’ai appliqué un message sur la fenêtre de la salle à manger qui disait « Bigotes, ceci est pour vous : nous avons gagné le million ! ». Oh que nous riions de bon cœur quand les fouines mettaient leur ridicule existence en péril et bravaient motos, trams et voitures pour venir lire, ajustant leurs lunettes sur le museau, et repartir indignées. Notre repas n’en était que plus savoureux !

Lovely Brunette, c’est cette belle femme-là, et c’est ma mammy…

Dave et Lynette, maudite bouteille

Pablo Picasso: Femme au chignon

Ils furent mes voisins pendant 6 ans aux USA. Les voisins d’en face. Lui de notre âge, à mon mari et moi, elle 15 ans de moins, ce qu’elle ne se privait pas de clamer à chaque rencontre comme si nous trois étions cramponnés à nos déambulateurs et elle en train de faire du patin à roulettes. Ils étaient accueillants, ce qui était un plus – ce n’est pas le fort des Nord-Américains si vous n’êtes pas dans la même paroisse qu’eux, inscrit au Rotary de leur section et si vos enfants ne vont pas à l’école des leurs. Mais un peu envahissants et sans gêne à nos yeux.

Elle vous balançait ses opinions rustres au nez sans hésiter : une photo de ma grand-mère lui arracha un « on dirait un homme ! » sans pitié, et mes serviettes de famille monogrammées format mangeurs de homard ont été lancées au plafond après qu’elles aient tournoyé comme un lasso tandis qu’elle poussait un cri de cow-boy hystérique. Elle a tranché le parmesan sur la nappe – et donc la nappe aussi – au lieu de le râper. Voulait absolument que je vienne à une plage « à seins nus » avec elle, et était éberluée que je refuse, car à ses yeux les européens étaient prêts à tout faire nus comme des vers sans y penser deux fois.

Dave travaillait, Lynette était femme au foyer. Et trouvait les motivations de la journée dans la vodka. Elle se considérait très belle, très jeune, désirable, et m’assurait que lors de leur voyage de noces à Paris, les parisiens l’avaient tous prise pour une parisienne authentique.

Elle ne parlait pas du tout le français, ne quittait pas sa casquette de baseball, et donc je ne sais pas trop quel genre de parisiens elles a pu rencontrer… 

En 6 ans, je l’ai vue enlaidir, devenir bouffie, emportée d’urgence à l’hôpital avant de revenir vers sa vodka et son Dave, ne plus tenir sur ses jambes, et mourir.

Dave et elle s’étaient connus au travail. Il était marié et infidèle, elle avait ses 25 ans de feu, la silhouette fine, un minois espiègle, de longs cheveux blonds, et oui, Dave avait succombé au désir, et puis sa femme en avait profité pour le virer, et il avait épousé Lynette. Là, jaloux de sa nouvelle jeune épouse émerveillée, il lui avait dit qu’elle n’avait plus besoin de travailler, qu’il gagnait assez pour deux, qu’elle profite donc du jardin, du farniente, et se serve un ou deux cocktails pour être prête et détendue pour ses assauts fougueux à son retour. J’imagine que ça a fait leur bonheur à tous les deux pendant quelques mois. Des années même, j’espère. Mais même les femmes de Stepford trouvent la journée bien longue…

Elle a eu besoin de plus en plus de cocktails de mise en forme, car je soupçonne que Dave s’est vite lassé du traintrain, il voulait du « kinky ». Un voisin horrifié m’a dit qu’elle avait embrassé avec une grande détermination un de ses amis sur la bouche lors d’une petite réception de quartier, alors que Dave n’était pas loin. Les invitations à aller faire du sein nu avec elle étaient sans doute destinées à faire des photos pour Dave. Et il y a eu des messages un peu étranges de sa part au fil des ans, comme par exemple – et là elle était déjà alcoolique à temps plein – le fait que les hommes aimaient que leurs femmes boivent un peu trop car ainsi ils pouvaient faire tout ce qu’ils voulaient… Elle a eu des gestes déplacés envers mon mari, qui était épouvanté et doit encore en faire des cauchemars.

Lynette a lentement perdu pied, entrain et beauté. Elle était saoule en permanence, titubante. Lui tenait beaucoup mieux the booze et on ne remarquait jamais rien.

Et puis elle a sombré, très vite. Son ventre était enflé, d’étranges boutons noirs surgissaient sur son cou et s’ouvraient, provoquant des hémorragies. La dernière fois qu’ils sont venus manger chez nous elle n’a pas pu traverser la rue, Dave a dû venir la reprendre en voiture pour faire les 10 mètres. Un jour elle a tenu à nous inviter, puis s’est effondrée en sanglots : elle avait un besoin urgent d’une greffe de foie, et on la lui refusait si elle ne faisait pas une cure de désintoxication avant. Et tous les centres étaient au complet.

Et donc… elle allait mourir.

Nous étions sidérés, il n’y avait rien ni à dire ni à faire. C’était une fin annoncée, on la voyait venir depuis des mois déjà. Peu après Dave est venu demander de l’aide à mon mari : elle avait perdu conscience sur le divan et il ne pouvait la relever seul. Le lendemain, c’est l’ambulance qui est venue, et Dave a entendu, à l’hôpital, le médecin crier « Lynette, tu vas mourir, tu as compris ça ? ».

Il a trouvé 25000 $ qu’elle avait accumulés et cachés dans la maison. Voulait-elle s’enfuir ? Il a fait une réception pharaonique en son honneur – cascades de Prosecco, huitres, homard et scampi sur lit de glace, plusieurs types de salades, de vins, de jus de fruits – au cours de laquelle il a dragué l’organisatrice de la réception. Les parents et la sœur de Lynette se goinfraient et ont platement conclu qu’on le lui disait depuis des années, de faire une cure, pauvre Dave maintenant…

Des prostituées venaient se garer la nuit devant chez lui.

Je ne juge pas. Dave était ou n’était pas triste, se sentait libéré ou abandonné. Elle aurait pu, aurait dû, n’aurait pas dû. Je ne l’aimais pas vraiment, nous étions voisines sans plus et elle m’agaçait assez. J’ai plutôt été soulagée pour elle à vrai dire. Mais le jour où Dave a posé les yeux sur cette jolie nouvelle employée pleine de vie est, en fin de compte, bien noir !

C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière

(Edmond Rostand, hein !)

C’est difficile, ça semble parfois même impossible.

Certes, le monde a toujours grouillé d’immondes démons assis sur différents trônes de pouvoir, des démons qui n’ont d’humain que l’apparence (pour certains, je dois quand même dire qu’ils ressemblent beaucoup aux démons classiques des fresques et collections de gargouilles, mais ça n’a pas l’air de frapper tout le monde…). Comme un nuage de pipistrelles noires et griffues, ils combattent bel et bien les humains. Certains les séduisent (incubat-succubat, refrain bien connu) et corrompent leur essence, avec leur autre refrain ensorceleur « Aie confiannnnce » du célèbre Kaa.

Autrefois, on savait, mais on savait moins et pas tout à la fois. Et puis on savait ce qu’on voulait qu’on sache, d’ailleurs : que les Amérindiens étaient des sauvages bavant du sang par lèvres et narines, que les soldats étaient des braves offrant leur torse – dans lequel battait un cœur pur – aux flèches, baïonnettes, grenades, sagaies, sabres, poignards, épées, tomahawks pour défendre leur future veuve et leurs futurs orphelins et leur offrir une vie digne. Les affreuses sorcières de Salem et leurs orgies diaboliques avaient mérité mort et procès. Que ce soit pour avoir mangé de l’ergot de seigle aura été évident pour certains même à l’époque mais… qu’il était facile de battre la peur en neige pour avoir de serviles imbéciles empressés à sauver la gloire de Dieu et de la vertu.

Rien n’a vraiment changé, sauf que désormais les rumeurs, nouvelles, théories et autres informations nous arrivent de partout et à la vitesse de la lumière, on se sent entourés de guerres, virus, réfugiés, misères sociales, trafics variés, famines, sécheresses ou inondations. On nous conseille de croire à tout ce qui pourrait nous faire nous lever comme un seul homme au bénéfice de nos démons de service, d’avoir de la compassion et l’aumônière prête pour aider sur tous les fronts, en même temps qu’on nous bourre de xanax, tisanes relaxantes, séances de bol tibétain et de méditation pour « rester zen » au milieu de ce gigantesque tableau de Jérôme Bosch dans lequel nous nous trouvons.

Nous avons perdu toute confiance, les mensonges carambolent sur notre chemin, les dirigeants fous délirent, menacent, annoncent sanctions et mesures de plus en plus sévères, immolent publiquement sur le bûcher qui ose s’opposer (Julian Assange et tant, trop d’autres…). Tout ça existait déjà (il suffit d’ailleurs de lire les nombreuses citations exhumées récemment et qui nous rappellent que Platon, Sénèque, Churchill, Orwell, Mandrin et toute une longue kyrielle d’autres ont eu vent de situations semblables…). Nous sommes dans le noir, dans une grotte puante, l’âme fouettée par les ailes de pipistrelles, assourdis par leurs cris.

L’avenir n’a plus de forme. Le passé, c’est évident, était le temps de l’innocence, et on nous l’a piétinée.

Alors je veux vraiment revenir à Chantecler, à Edmond Rostand. C’est maintenant qu’il est beau de croire à la lumière. Nous ne pouvons ni aimer ni sauver tout le monde. Aimons nos proches, protégeons-les, renforçons leur coeur avec des valeurs véritables, aidons-les à ne pas disperser et gaspiller leur énergie dans des drames qui ne sont pas les leurs.

Je me souviens avoir lu, il y a longtemps, Les 100 premières années de Nino Cochise. Il s’agissait des mémoires du petit-fils de Cochise, le grand chef apache. Jeune homme, il posait des questions sur ses parents, Cochise etc… au sachem, qui lui répondait quelque chose comme « si tu n’étais pas là, c’est que ça ne te regarde pas ». Ça m’avait frappée et depuis j’ai toujours pensé que si je devais être impliquée dans quelque chose, l’appel, les circonstances, ou le fait de me trouver au centre de ce quelque chose m’impliqueraient automatiquement. Pas besoin de chercher, parmi toutes les horreurs qui éventrent la planète, ce que je peux faire. J’ai une famille, des amis chers, j’ai même eu des animaux, tous êtres envers lesquels le destin m’a donné une responsabilité. Responsabilité d’amour, de soutien, d’ouverture. Ce sont eux, ma lumière. C’est à eux que je me dois de garder la confiance, l’intégrité. Ne pas leur mettre des œillères mais ne jamais effacer la notion du Bien, de la lumière, de l’ordre qui suit le chaos, de la lutte séculaire avec les ténèbres qui n’a pas encore eu de vainqueur, et de l’armure que nous avons, entretenons et léguons de combattant à combattant.

Ce point fixe de lumière, nous pouvons le transmettre, le faire rayonner. C’est un beau combat, faire reculer les ténèbres, sauver nos justes, qui sauvent les leurs, et forment un réseau de combattants…

Une chance de cocu pendu

Si comme on le recommande souvent aux USA, je « count my blessings » (fais le compte de mes bénédictions), je n’en vois pas la fin, de ces bénédictions.

Je suis née dans le confort, de parents gentils et imparfaits, mais bons, raisonnables, aimants.

Je n’ai jamais manqué de rien d’essentiel, je n’ai connu aucune guerre telle qu’on la conçoit (certes… des périodes difficiles à cause des élucubrations mensongères des bandits qui gouvernent ici et ailleurs, je sais ce que c’est comme tout le monde, mais je les vis à l’abri). J’ai pu voyager, étudier, faire la plupart de mes choix en toute liberté (un peu parce que je ne suis pas très obéissante en général et un peu parce que, quoi qu’on en dise, je vis dans un coin du monde où on offre beaucoup de libertés).

J’ai connu un peu de faim, de précarité et de boulots franchement nuls, mais rien d’insurmontable, et j’avoue que je savais qu’il suffisait de demander à mes parents, ils m’auraient aidée. Je ne demandais pas et ai donc soupesé mes propres forces mais sans l’angoisse de devoir recourir à des « expédients indicibles » si les choses tournaient mal. On ne m’a jamais enlevée, menacée, arrachée aux miens pour les effacer de ma vie. Les violences que j’ai vécues, je les ai surmontées et en comparaison de ces pauvres êtres de tous sexes et âges qui sont broyés par des engrenages divers activés pas des monstres divers eux aussi, c’était peu de chose.

Ce sont des chances exceptionnelles.

Tant de gens n’ont évidemment rien demandé mais hélas sont nés dans les bombardements, massacres et viols, sans aucune garantie de lendemains qui chantent ou simplement se taisent au profit de gazouillis et ronronnements. Tant d’enfants jamais voulus ont dû grandir avec cette faute : tu as gâché ma vie, arrange-toi avec la tienne. Tant de vies humaines traitées comme de la marchandise : marchandise sexuelle, esclaves invisibles, banque d’organes, marchandise sacrificielle sur l’autel de la « science », d’un quelconque démon, d’une folie qui bave dans le noir jusqu’à avoir sa proie.

Plus « ce qui se passe ailleurs » monte à la surface et devient accessible, et plus on réalise que rendre grâce à Dieu ou à une bonne fée la marraine, ou à une étoile luisant de bonté pure n’est pas du mumbo jumbo, mais devrait faire partie de notre vie comme le réveil paresseux, l’appétit, les soins de peau et santé que l’on se procure avec amour.

J’ai eu la grande chance d’avoir mes parents longtemps, assez pour découvrir en eux la personne au-delà du parent ; j’ai des frères et sœurs fantastiques ; j’ai des amitiés loyales ; j’ai vécu ici et là (et puis là et ici) et ai compris ce qui se comprend dans ces circonstances ; je ne suis sujette ni à l’envie ni à la vénalité ni à la méchanceté (bon, j’ai été chipie parfois, et, pour alourdir mon cas, c’était même avec une joie un peu indécente, mais loin de la vraie méchanceté) ; je ne suis pas menteuse non plus (même si bien entendu j’ai dit quelques pieux mensonges au cours du chemin). Et n’ayant pas ces vilains défauts, j’en ai évité les tourments, je n’ai même pas dû lutter (c’est, à ce point, une chance de pendue, je dois peut-être le reconnaître !).

Très très reconnaissante envers mon destin, je ne peux le nier…

De là à dire que j’irai au ciel, si c’est pour finir à la droite de Jésus et prier tout le temps, je n’y tiens pas, et j’espère pour lui qu’Il n’a plus ce genre d’illusion à mon sujet.

À mon avis Il est assez subtil pour ne pas avoir cru plus que moi à ces sornettes…

Soutanes et cornettes, les voix du Seigneur disent souvent des sornettes

Ma première école. Il suffit d’en prononcer le nom, c’est comme une parole magique : je me transforme instantanément en porc épic. J’ai détesté ce lieu, je le déteste encore, et d’ailleurs c’est grâce au bataillon des « chères sœurs », tellement pieuses, douces, généreuses et tout et tout que j’ai vite décidé que j’étais croyante mais que Dieu était servi par une bande de débiles. A l’époque j’ignorais encore, heureusement, qu’en plus d’être débiles ils étaient souvent aussi sadiques, pervers, pédophiles, manipulateurs, voleurs, parjures.

Je sais, « il y en a des qui ne sont pas comme ça ». J’en ai connus, plusieurs, et je pense encore à eux avec toute l’affection qu’ils se sont méritées, pas seulement avec moi, mais avec tous ceux qui ont eu la joie de les côtoyer.

Mais j’ai vite décidé qu’en général les « chères sœurs » étaient bêtes et naïves, pour croire à cette stupide histoire de pomme, de paradis, de serpent, du « Bon Dieu » qui passe trop de temps à nous punir en nous faisant tomber de vélo parce que nous avons menti, en nous donnant mal au ventre parce que nous n’avons pas dit nos prières, en exigeant de nous que l’on récite des chapelets, des prières de soumission et d’adoration pour des fautes infâmes comme avoir refusé d’aider maman à ranger la chambre ou regardé les images d’Eve nue sur un tableau biblique dans le dictionnaire. Il me semblait d’une mesquinerie, mais alors là….

Or, je croyais. Je faisais de mon mieux. Mais mon mieux n’était que mon mieux, et je n’étais pas responsable du décor dans lequel je me trouvais. Une idiote de chère sœur jubilant de sa droiture m’a dit que puisque mes parents étaient divorcés, ils iraient en enfer. C’est assez subtil de dire ça à une enfant de 9 ans, qui aussitôt imagine des flammes de hauts fourneaux, des diables bavant sur leurs sabots, la fourche rougie à la main. Et papa et mammy couverts de pustules grésillantes, les cheveux nauséabonds en étoupe clairsemée… J’ai fait le trajet jusqu’à la maison dans l’effroi, et ai éclaté en sanglots en me jetant dans les bras de ma mère qui m’ouvrait la porte.

Et là, elle a tout remis en place.

Les chères sœurs étaient bêtes, Jésus ne l’était pas, ni le Bon Dieu, ni Marie. Les curés avaient fait autant de crimes que tous les autres tortionnaires du monde, les mauvais s’habillaient en bons comme les autres, l’habit ne faisait le moine pas plus que le discours.

Ça n’a pas empêché une autre cruche de la même école de me dire que si je priais assez, mon papa reviendrait avec nous. J’ai prié jusqu’à m’en être écœurée pour la vie, mais je me suis sentie en faute pendant longtemps quand même puisque non seulement mon papa n’est pas revenu, mais il s’est marié avec sa seconde épouse (que j’ai beaucoup aimée…) et a eu d’autres enfants (que j’aime beaucoup). Comme Mammy est venue prier avec moi, (nous avons fait des neuvaines), elle a défini la perspective : on avait fait ce qu’on pouvait, et on n’avait rien à se reprocher. Nous nous sommes souvenues de ces épouvantables neuvaines comme d’une mauvaise blague qu’on nous avait faite.

Je n’ai pas oublié non plus le classisme, le mépris imbécile pour les plus fragiles, les bouches fermées sur l’égoïsme, la méchanceté parfois visible. La chambre minable et minuscule que j’ai eue dans un pensionnat très BCBG, fenêtre qui ne fermait pas, chauffage expirant, linoleum gondolant et rassemblant la pluie qui entrait jusqu’au centre de la place, 4è étage de trois laissées pour compte acceptées « par charité chrétienne » (mais pour le même montant que les bienheureuses de familles à papattes blanches qui avaient du tapis plein, trois fois notre espace, et une touche de chic). Le mensonge effronté de la supérieure (en fausseté, elle était supérieure) qui, pour me punir parce que j’avais dit aux autres que mes parents étaient divorcés et donc entachais toute la bonne renommée de ses pensionnaires provenant de familles irréprochables, m’a renvoyée en expliquant à ma pauvre mère sidérée que (on s’assied, là !) les « voisins » avaient été choqués car j’avais un amant. J’avais 17 ans et n’avais même pas donné mon premier vrai baiser, et la rue abritant ces scrupuleux voisins et le pensionnat était une rue de prostitution la nuit, et il faudrait m’expliquer comment les voisins connaissaient ma vie privée – que je n’avais pas.

Avec une telle armée de supporteurs débiles, le refuge de la religion est le meilleur endroit pour exercer son opinion personnelle, et comprendre très tôt que les cornettes ne font pas les anges, mais disent souvent des sornettes.

Le droit à l’envers et à l’endroit

J’ai lu il y a peu qu’un restaurateur belge avait refusé l’entrée de son établissement à des clients se présentant en tenue de jogging. Il ne veut pas non plus d’autres tenues sportives, ni de singlets. Et le public, en grande partie, de s’indigner : « on a le droit de s’habiller comme on veut ! Pour qui se prend-t-il ? »

Cette nouvelle arrogance des gens qui auraient tous les droits, tandis que les autres n’ont pas celui de s’y opposer !

Il y a aussi eu une femme tellement tatouée que de méchants – et retardés mentaux – personnages lui avaient demandé de ne plus venir chercher ses enfants à l’école, car elle effrayait les autres. Elle trouvait aussi trop injuste, cette Calimero Graffiti, que la recherche de travail soit pratiquement mission impossible à cause d’autres retardés mentaux aux idées étriquées qui non, ne la voulaient ni comme serveuse ni comme réceptionniste ou caissière. Ces mesquins voulaient sauver leur business et la forçaient à rester sans emploi. Si c’est pas peu charitable, tout ça !

On a sans doute le droit de prendre le droit. Mais pas celui d’enlever le droit des autres. Il y a des restaurants et des cantines sportives. La sueur et une tenue Décathlon, OK si on le veut et où on le peut, car si on préfère nappe et fleurs sur la table plutôt que sets de papier et pots de moutarde enlacés à Ketchup et mayonnaise, on apprécie aussi un peu d’élégance ou, au minimum, d’éducation.

La dame tatouée, ma foi, si elle se trouve à croquer, je n’ai rien à redire, aucune loi n’interdit les lèvres comme des enseignes en forme de doughnut, les cheveux verts, les fesses renforcées, les piercings et tatouages. Ils ont donc le droit, oui. Mais qu’en est-il du droit des autres, à ne pas se sentir à l’aise, à trouver ça laid, indécent dans certains cas. Tout comme on aime le poulet plus que le porc, ou qu’on ne supporte pas le tofu ou les pâtes aux grillons, on peut parfaitement – on a le droit – refuser une fausse maori en technicolor comme secrétaire. Au nom du tout le monde a le droit au travail j’ai par exemple eu cette expérience hors du commun :

Un serveur dans un sympa petit fast food, bien gras et dodu, velu comme une peau d’ours, qui se délectait à remplir les plateaux de sandwiches avec un jeans taille basse, d’où vue stupéfiante sur un généreux « décolleté » constellé de touffes de poils et un morceau de string. Merci, je suis retournée là depuis que je ne l’y vois plus, car s’il a eu du travail, le pauvre l’a perdu. Je me souviens qu’aux USA un monsieur adorable tenait un magasin de CD et DVD players, auto radios etc. Il avait donné sa chance à un petit jeune très doué, qui n’a rien eu de mieux à faire de ses salaires que de … devenir un vampire. Il s’est fait greffer de longues canines, tatouer le blanc des yeux en noir, truffer de piercings et enluminer de tatouages divers. Je pense que personne ne s’étonnera du fait que la clientèle fuyait à toutes jambes, et que notre Draculon s’est retrouvé au chômage.  

On a droit, si on voit les choses comme ça. Mais en face de vous, il y a aussi les droits des autres, et il faut bien en tenir compte.

Pourquoi ces gens qui revendiquent le droit de narguer les autres avec leur « originalité » ou leur sans-gêne ne comprennent-ils pas qu’ils sont leurs pires ennemis, et se condamnent eux-mêmes ? Il n’y a personne dans leur entourage pour leur parler ?

Où sont passées les bonnes punitions d’antan ?

Dire non n’est pas agressif…

Je n’ose penser aux stars, aux personnes dont on chasse la tête à encadrer dans un selfie aux sourires panaméricains, à celles qui ouvrent des portes ou qui aiment leur sillage de fans fidèles et flagorneurs à traiter comme des animaux de dressage, leur donnant des susucres-sourires.

Car il y a des obstinés (et obstinées) qui veulent absolument, mais absolument, être mes amis et amies. Je ne parle pas des brouteurs, là on est tous fidèlement suivis par un nuage de poussière provoqué par leurs petits pieds dans le sable. Je parle de gens « normaux » (enfin…). Souvent d’autres auteurs mais pas que. On sait que pour certains, il s’agit d’offrir à leur propre splendide échantillonnage de talent un nouvel étalage, séduire les amis de leurs « amis ». Mais ce n’est pas toujours le cas, il me semble. Je ne suis pas fascinante, je ne suis pas quelqu’un dont on parle, je ne suis que moi (ça me suffit, c’est déjà difficile à gérer…). Et pourtant, à ma grande surprise, ma réserve a été vue par certains et certaines comme un soufflet impardonnable.

Il faut dire que je me suis parfois trouvée confrontée à la méthode bulldozer, après le ronronnement du début c’était le gros ouvrage, les photos personnelles en MP, l’histoire de la famille, les invitations à passer quelques heures ensemble. Je parle de gens que je ne connaissais pas, ou que j’avais rencontrés très anonymement quelque part. Je parle de gens à qui j’ai répondu par politesse et sans effort, pour ensuite devoir hérisser les piquants de porc épic de plus en plus haut, retrousser les babines, un peu baver, grogner, et m’en aller sans les avoir mis en pièce, ce qui était déjà magnanime de ma part.

Et j’apprends que je suis snob, pimbêche, que « je me crois », que je n’ai pas de cœur etc. Honnêtement,  c’est triste pour ces personnes de se sentir rejetées alors qu’elles ont été insistantes et n’ont pas respecté mes limites ou mon timing. Je n’ai pas besoin de nouveaux amis, de nouveaux contacts, et je connais le luxe délicieux de laisser venir à moi non pas les petits enfants mais les gens aimables et joyeux.

Les aventures extraordinaires d’une lignée de femmes…

2016 en visiteuse avec Carine-Laure Desguin

Mon prochain livre, me dit l’éditeur, a passé le test du comité de lecture, et sortira sans doute du cocon silencieux en début d’année prochaine.

Le dernier, lui, continue de piquer l’intérêt ici et là. Chaque personne, au fond, y lit des détails ou des profondeurs que d’autres ont survolées pour se poser ailleurs. C’est ce qui est bien, avec l’écriture, c’est que le même texte raconte certes la même histoire mais ne touche pas les mêmes cordes.

Voici la dernière note de lecture d’une auteur qui est aussi une amie, mais qu’on se rassure, si nous nous faisons « la fleur » de régulièrement parler l’une de l’autre, nous n’en sommes pas à la flagornerie et les retours d’ascenseur. Elle écrit plus fréquemment de la poésie par exemple, et sais que je m’y perds, dans les vers et les chansons de mots, et donc je ne me permets pas de dire ce que j’en pense.

La rivière des filles et des mères, Édmée De Xhavée, Éditions Chloé des Lys, 2021

ISBN 978-2-39018-169-9

Sa grand-mère Ayette a tué un homme et elle, elle est la fille de Dracula. Elle, c’est Zoya. Elle vit en Belgique et a toujours su que « sa famille n’était pas construite comme tant d’autres ». Et la grand-mère d’Ayette, c’est Enimie Goguet, dont le père était trappeur d’origine normande et sa mère était Belette, une indienne. Qui fut enlevée par des Ojibwés et échangée à Goguet Bellefontaine contre trois fusils et deux chevaux.

Zoya nous entraîne dans sa généalogie, très peu banale en effet. Et l’on s’y perdrait vite, dans ce labyrinthe d’histoires de famille qui nous emmènent de l’Europe vers le continent américain. Mais Zoya clarifie tout ça au début de chaque chapitre et ensuite donne la parole à chacune des intervenantes, ce qui nous plonge directement dans chacune des vies de ces cinq femmes. Du live à plein tube! L’écriture d’Édmée de Xhavée est gaie, légère et savoureuse et c’est ce qui fait de ce livre bien plus qu’une recherche généalogique.

Il y a Belette (la mère d’Énimie, qui sera la mère de MacLeary, l’arrière- grand-mère de Zoya) qui fut emmenée par Bellefontaine près de Chicoutimi dans une cabane construite par lui-même en contrebas d’une rivière. La lecture de sa vie est un transport immédiat vers ces contrées lointaines et nous vivons avec elle sa vie en pleine nature aux côtés du Goguet. Page 23 « j’aimais avoir les doigts collants de sucre que l’érable me donnait … ».

Il y a Énimie, partagée entre son éducation au sein même de la nature que lui procura le Goguet et la vie mondaine et urbaine pendant les vacances auprès de la famille de son amie Malina. Énimie maria même Calum, le frère homosexuel de Malina, ceci afin de mettre fin aux commérages. Un mariage heureux et sans chaos malgré tout. Isl eurent cinq filles et puis une petite dernière, McKenna Mac Leary surnommée plus tard Mackie, née d’un moment d’égarement entre Énimie et un certain Albrecht. Énimie qui fut l’arrière-grand-mère de Zoya.

Il y a Mackie, surnommée aussi Princesse. Avec ses soeurs elle fut formée au Vassar Collège et toutes reçurent une éducation équivalente aux standards masculins de l’époque. Nous sommes au début du 20ème siècle. Mackie tomba amoureuse de Urbain Detrooz (qui avait des origines belges) surnommé le Grizzly et le maria. Le Montana, c’est la solitude et la complainte des vaches, rien de bien exaltant. Et son mari, très volage,

était souvent éloigné d’elle. Mackie, de son ranch américain, écrivait chaque jour à ses parents. Mackie et Urbain eurent deux enfants, Mariette (Ayette) et Jules-Nicolas. La vie de Mackie fut ébranlée par un douloureux évènement. Urbain Detrooz cachait bien des choses à son épouse. Je n’en dis pas plus.

Le secret des origines indiennes de Belette était jusqu’alors bien gardé, Mackie et ses soeurs l’avaient promis et ce secret les liait les unes aux autres.

Il y a Mariette (Ayette), la grand-mère de Zoya. C’est elle qui, à 25 ans, a tué un homme. Toute sa vie elle fut marquée par ce meurtre et aussi l’autre évènement auquel elle assista toute petite au ranch de ses parents, un accident dont sa mère fut la victime principale. C’était en 1921 et Mariette avait 6 ans. À 20 ans Mariette n’avait rien de féminin et n’avait aucune envie de s’afficher avec un jeune homme. À 25 ans, Mariette tua effectivement un homme. À 32 ans, avec son frère, elle traversa l’océan pour rejoindre sa famille belge à bord du luxueux Queen Mary. Durant le séjour son coeur s’ouvrit enfin et ce qui devait arriver un jour …. Avec le cousin André Kraft, époux de Thérèse qui mourut prématurément. Et Mariette était enceinte d’André. Ils se marièrent. Louisiane montra le bout de son nez. Ce ne fut pas un mariage comment dire … idyllique.

Il y a Louisiane, la mère de Zoya. Qui passa une partie de son adolescence chez sa tante, sa mère étant retournée dans le Montana après le suicide de son époux. Louisiane ne revit sa mère que des années plus tard, lorsqu’elle se rendit dans le Montana. Louisiane découvrit la vie américaine de sa mère et apprit que celle-ci avait tué un homme. Louisiane prit conscience que sa mère était cette charnière qui avait fait migrer la famille vers l’Europe et que c’est à travers elle qu’elle ressentait ce sentiment de venir d’ailleurs. Louisiane refusa les études universitaires conseillées par sa famille et choisit la couture. Elle aimait son célibat, l’amusement, la liberté. Elle arriva à Trieste à 26 ans, en avril 74. Au service des Libotte, afin d’être à temps-plein la baby sitting de leur fille Béatrice. C’est là qu’elle rencontra Vladimiro, un artiste. C’est là aussi qu’elle renoua avec sa mère Mariette venue de Belgique jusque Trieste pour partager le bonheur de sa fille. L’intimité et les rapports mère-fille se consolidèrent. Louisiane, déçue par sa vie de couple revint en Belgique et Zoya naquit là. Quelques années plus tard, Louisiane rencontra Édouard, avec qui elle vécut des moments très heureux, mais clandestins.

Et Zoya remonta ainsi la rivière des mères et des filles. Zoya est mariée, enseignante, et mère de trois enfants.

J’ai refermé ce livre hier soir. Ce matin, il m’émeut encore. Toutes les familles se ressemblent. Dans chacune d’elle, des femmes ont vécu en couple. Ou pas. Des femmes libres, des femmes soumises ou qui simplement acceptent leur solitude au nom de l’Amour. Des enfants naissent à l’issue d’un mariage conventionnel. Ou hors mariage. Et sont aimés quand même. Édmée de Xhavée nous racontent tout ça avec la plume qu’on lui connaît. Tout au long de ces récits de vie, nous vivons aux côtés de chacune de ces femmes. Nous regardons Belette réaliser des bijoux avec des dents de castor. Nous caressons en même temps qu’Énimie les cheveux de sa fille née d’un moment d’égarement avec Albrecht. Nous sommes dans le Montana avec Mackie et nous comprenons sa solitude mais aussi sa joie lorsque son Grizzly de mari volage pointe son nez. Avec Ayette, nous traversons l’océan et nous comprenons très bien son attirance pour André Kraft. Louisiane, nous aimons sa liberté, son départ vers Trieste. Nous sommes là, nous partageons chacune des vies de ces femmes.

L’écriture d’Edmée De Xhavée nous transporte bien au-delà de nous-mêmes, sans doute aussi sur les pas des femmes de notre famille, les mères de nos mères.

Je voudrais que ce livre ne dorme pas dans ma bibliothèque. Il mérite une deuxième vie. Et bing, j’ai une idée. Affaire à suivre. »

Carine-Laure Desguin http://carineldesguin.canalblog.com

Et puis il y a eu (et pas seulement mais comment choisir?) cette autre très belle impression d’Armelle Barguillet Hauteloire (https://interligne.over-blog.com)

« Avec ce dernier roman, Edmée de Xhavée ouvre un vaste panorama en proposant à ses lecteurs une saga familiale sur cinq générations et, plus précisément, sur les femmes qu’elle évoque avec une saveur toute personnelle. Dès le début, elle frappe fort notre imaginaire, nous immisçant dans le monde des Ojibwés dont Guillaume Goguet, dit Bellefontaine, épouse l’une des très jeunes filles après avoir quitté sa Bretagne natale et ses terres confisquées à la Révolution, afin de vivre sans contrainte tel un coureur des bois. « J’étais membre de la tribu des Ojibwés, née au sud du lac Supérieur. Ma mère et sa sœur avaient été enlevées aux Abénaquis … Et Guillaume Goguet m’a échangée contre du café et du sucre. Peut-être un ou deux fusils. » Voilà ce que précise la première femme du roman qui fonde la dynastie des quatre suivantes, chérit chacune des saisons et connait toutes les choses que les femmes doivent connaître. Cette Belette, tel est son nom, donnera naissance à plusieurs garçons et à Enimie qui sort de la cabane de trappeurs de ses parents pour tracer son destin avec un indéniable panache, abandonnant la vie rurale pour celle de la ville, après avoir été éduquée dans un pensionnat où l’on apprend les bonnes manières. « Lors des retours à la cabane, je commençais à saisir ce qui séparait – et finalement isolait – les miens des autres. Le Goguet, Odon, Lô et ma mère Belette …  ils étaient dans leur élément, oui, parfaitement rodés à la vie des bois, et je n’avais jamais manqué de rien, sauf … du monde. » A la mère nourricière succède ainsi une femme qui forge son avenir avec audace, épouse Calum, qui préfère les hommes mais l’aime tendrement, et attendra quelques années pour attraper «le désir» lors d’une soirée avec le prince Albretcht.
 

Après Enimie vient Mackie, la princesse, qui vit un amour fou avec Urbain, et sera la mère de Mariette et de Jules-Nicolas. Ils élèvent des chevaux dans leur ranch, mais Urbain s’accorde de nombreuses libertés financières et trois hommes en colère vont débouler un jour pour assumer leur vengeance, alors qu’il est absent, tuer Wang Shu la servante, Ole Sundquist, l’autre employé, et Chun Hua, avant d’arracher un oeil à Mammackie. « Quand papa revint – écrira Mariette – je me ruai contre lui et m’ancrai à ses jambes, alors il chercha à se libérer aussi doucement qu’il le pouvait mais je sentis ses mains trembler. » Défigurée, Mammackie fera face, tandis que l’homme de sa vie sera rattrapé et tué par ses créanciers. La vie est difficile désormais et par une « journée de velours » un nouveau drame se profile. « C’est ainsi que j’ai vu la poussière s’élevant de la route de terre rougeâtre, une poussière qui courait vers nous à vive allure comme un dust devil trapu et décidé. » Mariette a compris ce qui s’annonçait, a saisi son arc et lorsque la voiture folle passe près d’elle, vise et lâche sa première flèche. Il en faudra deux autres pour abattre l’homme. Mammackie, qui a assisté à la scène, dira simplement « On n’en parlera jamais, c’est entendu ? » Dans le coffre de cette voiture folle, qu’ils iront immerger dans un lac, Mammackie et ses enfants découvrent un malheureux chien de 7 ou 8 mois qu’ils adopteront et qui remplacera la louve Cheète qui avait été abattue lors du précédent drame. Désormais, la guerre se profile et Jules-Nickie s’en va rejoindre l’armée, se bat au Monte Cassino, devient sourd et, par la suite, renoue avec des cousins qui vont lui proposer de venir les rejoindre en Belgique pour travailler avec eux, ce qu’il fera, et incitera sa soeur à en faire autant. « L’engouement pour la vieille Europe qu’on venait de sauver et l’amour pour la vraie qualité indémodable vinrent au secours de Jules-Nickie, qui enfin vit progresser cette nouvelle aventure, et surtout … y mit le dévouement que l’on ne met que dans un objectif qui paie en satisfactions d’excellence. » 


Dans ce beau roman, la poésie des paysages est également constante, évoquant ces vies successives avec d’autant plus de véracité que l’auteure a vécu en Amérique plusieurs années, nous donnant à voir des terres âpres, emplies d’un profond silence, où galopent les chevaux et l’imagination du lecteur. Ainsi ces femmes ont-elles forgé leurs caractères aux exigences d’une réalité dont les temps forts sont ruraux pour la plupart et accordés à la respiration constante de la nature et des êtres qui y résident. Plus tard, Mariette, étant venue poursuivre son existence en Belgique, y perpétue sa descendance qui vogue au gré des événements et ne cesse de forger encore et toujours sa puissante originalité. L’ouvrage nous conduit alors à Trieste où  Louisiane, la petite fille de mammy Ayette, aime Vladimiro, un être instable qui la quittera parce que l’existence est ainsi faite, les artistes (il est sculpteur) sont souvent sujets à des passions folles et éphémères. « Tu es comme Mammackie » – constate Mammy Ayette. « Tu as laissé l’amour allumer un âtre en toi, et tu ne seras jamais sans feu. » Et il est vrai qu’aucune des femmes de ce roman ne l’est. Toutes ont affronté avec audace les divers orages de l’existence. A Liège en 1980, la fille de Louisiane et de son amoureux Vladimiro, baptisé Dracula, referme les pages  de la saga : « Maman me dit que j’ai peut-être brisé la malédiction des mauvais couples dans la famille, ou bien qu’il n’y en avait pas vraiment, ou encore que ce n’était finalement pas si mal que ça puisque la chaîne des enfants a continué, et que nous pouvons remonter de mère en mère jusqu’à une source lointaine, quelque part au Québec.» Nul doute, ces existences, riches et diverses, n’auront jamais connu la banalité et l’ennui. Il y a là, pour les décrire et nous les conter, un souffle, une puissance narrative qui porte haut des destins où s’allient, pour le meilleur et le pire, force et passion. Un roman que l’on quitte à regret parce qu’il sait nous envoûter par la richesse de ses descriptions et l’originalité de ses multiples personnages.


Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE« 

Je remercie biens sûr ces auteures d’avoir mis leur plume et enthousiasme à l’action pour soutenir la descendance de Belette et Goguet dit Bellefontaine, et finalement, je ne peux pas cacher le plaisir que l’on ressent à comprendre que cette histoire que l’on a créée, ou volée à la réalité, mais mise en mots et images… elle touche, elle plait, elle parle. Quoi de plus beau, finalement?

Terreur à la carte

Je me souviens du “choc culturel” ressenti en arrivant aux USA. Plutôt, en y mettant racine, moment où on « se rend compte » de la réalité quotidienne. A la télévision, c’était le pain quotidien de terreur : documentaires sur des serial killers connus, leçons de survie (genre les recettes de grandma, mais là c’était plus musclé) où on vous donnait des trucs simples et efficaces pour résister à un home jacking (par exemple, pour avoir un enfant sain, dynamique, responsable et bien préparé genre viking au combat, il dormait avec une corde à nœuds et une lampe de poche sous le lit, prêt à sauter par la fenêtre pour aller chercher des secours dans la nuit – froide et neigeuse si possible – en suivant un itinéraire qu’on lui faisait parcourir régulièrement au triple galop ; quant au reste de la famille, chacun avait son rôle délicat qu’il répétait mensuellement aussi, pour ne louper aucune étape une fois le grand jour venu…), à un car jacking (même genre de répétitions). Que la possibilité que ça leur arrive était pratiquement nulle, ça ne les effleurait pas, et ainsi l’angoisse se revivait à chaque répétition générale, à l’idée que Kevin, tu dois descendre plus vite le long de ta corde, et ne pas écraser la plate-bande, et quant à toi, darling, tu dois changer de pantoufles car celles-ci glissent sur le carrelage, je ne veux pas avoir à te ramasser en plus de tenir les intrus en respect…

Une de mes amies me racontait comment, lors de la célébrissime époque de la Baie des cochons, à l’école on leur faisait un entrainement à la guerre, hop sous les pupitres, hop on court dans les caves, bravo les enfants mais pas toi Dorinda-Lee, tu as encore demandé à Brendan de t’aider à courir, tu dois mieux t’entrainer à la gym…

Tout le monde se souviendra du Y2K, l’apocalypse de la fin de millénaire, annoncée jusqu’à plus soif. Des mois à l’avance, la presse (notre distributeur de grandes vérités pour notre bien) détaillait les possibilités atroces en vue : tous les ordinateurs du monde allaient s’arrêter à minuit car leurs dates n’étaient pas prévues au-delà de 1999. Aucun « savant » n’avait pensé que peut-être le monde continuerait après ça, pas même chez Apple dans les modèles 1999. Non. On était foutus. Car tous les systèmes de sécurité, d’éclairage, de monitoring etc… allaient finir en feu d’artifice. Un chaos de film d’horreur. Au travail on me téléphonait pour me proposer, à un prix vraiment fantastique, d’acheter je ne sais quoi qui prolongerait la survie de mon ordi – il fallait toutefois que moi je survive à l’effondrement de tout le reste, mais en tout cas mon ordi serait tout fier et tout vivant – et je demandais au télévendeur s’il avait le cerveau complètement formé pour en être réduit à ça…

Le personnel des hôpitaux et des entrepôts militaires volait les masques pour les revendre (si jamais ils survivaient, ils seraient riches, ça donnait tout de suite un objectif stimulant) car bien entendu, les conduites de gaz allaient sauter, ainsi que tout ce qui était toxique sur la terre.

Les rayons des supermarchés se vidaient, il semblait que les candidats à la survie considéraient que le plus excitant serait d’avoir du sucre en quantité car plus de sucre en vue, tant pis pour les autres bien entendu.

Mon amie, toujours elle, rodée à cette culture, se désespérait : son voisin infirmier lui avait dit qu’il n’y avait plus de masques volés à revendre. Mais elle avait entendu dire qu’il fallait acheter du scotch tape en quantité pour bien isoler portes et fenêtres, afin que les nuages mortels restent au dehors, et aussi pour réparer une vitre brisée par les explosions en tous genres qui ne manqueraient pas. Elle avait des montagnes de sucre, de biscottes, de papier de toilette, de café, un camping gaz, des lampes de poche. Mais elle angoissait : s’il lui manquait quelque chose ?

Moi j’avais acheté un surplus de bougies… Rien d’autre. Je n’avais pas peur, pas par héroïsme mais je ne croyais à rien du tout de ce scenario ridicule. Elle était inquiète pour moi, gentille amie sincère. Je la faisais rire en lui disant « s’il te manque quelque chose, tu prends un marteau et tu vas le demander aux voisins, les menaçant de casser leurs vitres s‘ils refusent ». On riait quand même, moi vraiment, et elle parce qu’elle en avait bien besoin. Et puis le « réveillon » approchait, le dernier peut-être. Elle n’avait pas la tête à fêter la fin du monde. Et je lui ai dit : « regarde à la TV le passage au nouveau millénaire en Australie : si ça pète, tu auras encore le temps de courir dans ta cave, sinon prépare le champagne ».

Ma Lovely Brunette et moi nous sommes fait nos vœux par téléphone, je lui ai demandé si elle avait pris des précautions… « oh oui, j’ai acheté une bougie ».

La terreur à la carte a débarqué ici.

Il faut raison garder !